Anachroniques

25/03/2012

La littérature, moment de vie à saisir

Herbauts Anne, Theferless, Casterman, 2012, 40 p. 16€50
Theferless, c’est le nom de l’hirondelle blessée, soignée par la famille de la « maison étroite et carrée », rouge au milieu de la « forêt dense ». Elle est l’événement survenu au milieu de la routine. Dans ce lieu magique d’où les protagonistes ne sortent pas, le ciel bleu sur la tranche du livre et sur l’illustration est la seule pierre d’attente d’une possible échappée pour les habitants : un enfant, sa mère, la très vieille, le père, la mort, le chat et les poissons…

Au début, la mort attend à la fenêtre, nulle échappatoire, donc. La très vieille est à l’agonie, son passé déménage. Les poissons sont morts, dans le ventre de Moby Dick, le chat. L’existence du père est indécise, l’enfant « est pâle », il mélange sa respiration à celle des autres et prend vie dans l’illustration. Le langage est ancré sur un phrasé de brièveté qui ne s’en échappe que par les procédés de la juxtaposition et de l’énumération. Deux champs lexicaux sont convoqués pour élargir l’univers de la maison étroite : celui des oiseaux auxquels le livre est dédié et celui des fleurs qui toutes s’ouvrent dans la bouche de la mère quand elle en prononce les noms. Ces deux procédés marquent l’absence de liens, l’absence de relations, ce qui tend à chosifier les mots eux-mêmes.
Dans ce sanctuaire morne, l’hirondelle va introduire la volonté : « Je dois repartir. Je dois retrouver le bleu. De mes ailes, je tracerai l’espace, les voyages, les saisons, le temps, le lointain, l’ailleurs ». Non pas que la vie soit ailleurs, mais elle est là où les ciels sont reliés entre eux, où les bleus se rejoignent.

Alors que symbolise la maison au fond de la forêt ? Peut-être seulement, le drame de l’enfermement des êtres dans la routine, dans les pensées étroites du lieu qui les enclot. C’est pourquoi les habitants en sont aussi les objets : la chaise vide qui attend et qui, attendant, prend toute la place, la cafetière, trois pommes, une poire et le bruit du carrelage « quand l'un d’entre eux se déplace ». Les couleurs sombres, les crayonnages marron et noir griffonnés marquent cet univers de vie blessée, à l’agonie, suffocant.
Peu à peu, le bleu va prendre le dessus, jusqu’à envahir toute la toute dernière double page. Le blanc fournissant jusque là l’essentiel du fond du texte disparaît, comme l’ennui et le vide de vie dévidé par la famille hors du temps. Avec le bleu, le présent reprend ses droits, le temps s’accomplit, le mouvement à tire d’ailes s’impose, contre le figement, la fixité, la chosification, l’inexistence. L’hirondelle s’en est allée, et « En août dans l’été bien mûr, la Très vieille s’est endormie contre la Mort ». Parce que le temps emporte autant qu’il vient, le monde retrouvera les couleurs de la vie. Le bleu en sera le passeur : « quelque chose se passe » aime dire Anne Herbauts de la relation qu’entretiennent le texte et l’image. Le livre refermé, le bleu de la tranche nous regarde, comme pour rappeler au lecteur que les tranches de vie sont des moments d’existence à saisir. Comme ce livre.

Geneste Philippe

18/03/2012

Littérature méditative

Voici trois oeuvres dont le dénominateur commun est d'inviter à la médiation avec une illustration qui foce au silence. Les trois voies sont divergentes, pourtant. Herbauts souligne les moments où la vie se trouve entre deux choix, entre deux réalités ; Lepan s’appuie sur les objets pour imposer la réflexion sur le silence qui accueille l’autre ; Smiths invite à penser l’imaginaire comme un porteur d’histoires tues qui dessinent le jardin de la mémoire.

Herbauts Anne, L’Heure vide, Casterman, 2000, 25 p. 11€95
Entre chien et loup, à l’heure bleue, entre le jour et la nuit, sur le seuil des tranches du temps, voici que vient l’heure vide, ni jour ni nuit, ni crépuscule ni aube, juste l’instant, l’instant du passage du temps. Car, il faut bien un temps de passage au temps qui passe. Et Anne Herbauts va plus loin, elle pense qu’il y faut un passeur, ce personnage qu’elle imagine longiligne, dormant dans les piliers des réverbères ou les troncs d’arbre creux, sur des échasses, symbole du lien entre le haut et le bas, symbole, donc, de ce qui relie mais ne se voit pas, ne s’entend pas, ne se devine pas. Sauf en art, l’art qui fouille la conscience humaine et qui, à l’instar de l’aube des civilisations s’invente des mythes explicatifs de la vie. L’heure vide est un vaste poème égayé par les couleurs crues du jour et les couleurs sombres de la nuit à laquelle le personnage se rapproche par le bleu de son costume. J’ai un trou, dit-on quand un laps de temps s’intercale sans fonction sur un emploi du temps. Un « trou », un vide, une « heure vide », c’est toujours une heure qui se compte mais sans être comptée. Alors, l’album pourrait se lire comme un hymne au présent, à l’instant, mais aussi comme un appel à l’attention, à faire attention au temps qu’on vit. Belle leçon et haute morale enfantine… Non ! Humaine.

Lepan Carole, Le Sentier aux pas, illustrations de Marcellin, Motus 2012, 26 p.
Voici, encore, chez cet éditeur de poésie graphique autant que textuelle, un chef d’œuvre. Le format à l’italienne (260x140) sied parfaitement à l’histoire de ces piquets de bois servant à baliser un sentier. C’est la vie de ces objets que nous conte avec sensibilité, humour et attention Carole Lepan. Le livre nous raconte leur vie, celle de ces obscurs sans lesquels la vie ne serait pas possible, ces guides des promeneurs qui passent, ces contemplateurs des empreintes des pas des autres. Ils aimeraient être regardés, une fois, juste regardés, c’est-à-dire qu’on leur porte attention, non pas qu’on les voit, ça ils savent qu’on les voit, non, mais regardés pour ce qu’ils sont, des pièces de bois ancrées dans le sol. C’est ce qu’une enfant fera avant de devenir grande et de ne plus venir au sentier de son enfance. La vie c’est cela, un cheminement qui perd sa trace, parfois. Mais le regard de l’enfant aura transformé la vie des piquets qui, ragaillardis, vont sentir la sève à nouveau circuler en eux, au tréfonds de leur être, à moins que ce soit la mémoire de l’arbre dont ils sortent : « Un regard a attendri leur bois. Désormais ils ne se demandaient plus pourquoi on les avait plantés là ». Les illustrations de Marcellin insistent sur l’usure du temps qui se grave sur les objets de l’extérieur, tout en mêlant des luxuriances de couleurs aux saisons de soleil vif ou déclinant.

Smith Lane, L’Histoire en vert de mon grand-père, traduit de l’anglais (USA) par Catherine Gibert, Gallimard jeunesse, 2012, 40 p. 13€50
Voici un album tendre qui scrute le rapport de l’enfant à la vieillesse à travers la relation d’un arrière-grand-père et de son arrière-petit-fils, narrateur de l’histoire. L’arrière-grand-père fut soldat, il se maria, vécut de son travail d’horticulture que les illustrations de Lane mettent en exergue. Ce sont les compositions du jardin, les animations extravagantes de la taille des arbustes et des arbres, qui ouvrent le lecteur à la dimension onirique. Le texte à l’inverse, pose le cadre des souvenirs du narrateur, au plus simple.
Les gestes de l’arrière-grand-père sont porteurs d’histoires muettes qui s’installent dans le silence vert des illustrations d’où s’échappent au crayonné des silhouettes humaines, arrière-petit-fils enfant et arrière-grand-père. Les pages de l’album au format italien se déplient, invitant au silence des mots pour laisser advenir les images des souvenirs, ce qui, pour le lecteur est une invitation à méditer.


Philippe Geneste

10/03/2012

De l’enfance et de la poésie

Xhafolli Gani, Je suis un petit roi / jam mbret i vogël. Poèmes albanais-français, traduction de Frédérique Duversin, L’Harmattan, 2012, 125 p. 12€
Voici une initiative très intéressante de L’Harmattan. jam mbret i vogël a été publié en 2003 au Kosovo où son auteur est très connu. Xhafolli est né à Drenoc, au Kosovo, en 1945. Il a publié pour les enfants des textes sur l’enfance. Son style le rapproche de courants expérimentaux contemporains et son œuvre fait la preuve que s’adresser à des enfants n’est pas tomber dans la niaiserie mais poursuivre la réflexion sur le langage. La guerre, les années de répression courent à travers le recueil, tout comme l’évocation de la crise mais à hauteur d’enfant.
Quand « la lune embellit les jeux », quand « vient le sommeil avec un papillon », quand un rêve « dit une nuit / ta petite main / deviendra une fleur bleue », quand « on dit que les fleurs poussent avec des chansons » ; quand on se demande « les oiseaux rêvent-ils du soleil lorsqu’il fait froid ? » ou lorsque « l’oiseau dessine sa solitude / elle lui offre de l’eau », on en vient à poser poétiquement la relation au monde. Et cette manière de se poser dans le monde, de s’y tenir, c’est une manière de grandir car c’est une incitation à l’interroger, à questionner ce qui nous entoure, le plus banal, le plus curieux aussi.
Le recueil est composé de quatre parties. La première, La lune dessine des fleurs rattache le recueil à la poésie de la nature ; la seconde, Sourires sous les feuilles, est davantage traversée par les problèmes sociaux tout en ancrant l’enfance dans le rapport à la nature. La troisième, Un oiseau est prince, procède par allégories naturelles des attitudes humaines mais avec légèreté et impertinence, souvent. Enfin, la quatrième partie, Couleurs pour sourcils, interroge, à sa manière les relations humaines. Le dessin de couverture du livre, œuvre de Zeni Ballazhi, rend compte du ton humoristique et de la veine sociale qui innervent la poésie de Xhafolli. L’enfance n’y est pas un prétexte, pas plus que dans l’œuvre de Prévert, l’enfance fut instrumentalisée. Non, l’enfance correspond à l’âge de la découverte et de l’émerveillement, mais pas de l’émerveillement benêt et béat. L’entrée en poésie est une entrée dans le monde par des interrogations et non par des certitudes. Là, dans l’indécidable de la vie, se trouve la volonté poétique de vivre.

Les Enfants en poésie, 50 poèmes, Gallimard jeunesse, 2012, 176 p. 13€
Un collectif d’illustrateurs et illustratrices pour des poèmes de dix-huit écrivains. Le thème est celui du printemps des poètes de l’année 2012. Le choix des auteurs montre que la poésie contemporaine dépasse difficilement la fin du vingtième siècle, un seul des auteurs étant encore vivant. On retrouve le principe anthologique de la reconnaissance. Les thèmes dominants sont ceux de l’école, des grands-parents et de la nature. D’une certaine façon, cette anthologie reflète plutôt l’image que se font les adultes de l’enfance en poésie qu’elle n’explore l’évolution contemporaine du thème de l’enfance en poésie. C’est une distorsion qu’exprime très bien Daniel Aranda : « L’auteur adulte injecte des éléments infantiles dans la figure du héros qu’il élabore, produisant ainsi des fantasmes “prêts-à-porter” dont le lecteur enfant va tirer parti » (1). Dans l’anthologie proposée par Gallimard, on s’étonne de la place démesurée prise par Hugo alors que tous els autres poètes sont du vingtième siècle. Une conséquence est une conversation thématique de l’enfance que la littérature destine à la jeunesse. N’est-ce aps une présentation rassurante de la vie, où le jeu qui domine n’ouvre pas sur des contrées angoissantes mais sur le rire et la joie ? Cette harmonie de la présence au monde n’est-elle aps anachronique pour qui voudrait réfléchir sur réel proposé aux enfants aujourd’hui ? A ces réserves, les concepteurs de l’album pourront faire valoir la diversité des thèmes.
(1) Aranda, Daniel (textes réunis par), L’Enfant et le livre, l’enfant dans le livre, Paris, L’Harmattan, 2012, 223 p. 21€50

Fournel Paul (textes réunis par), Le Petit Oulipo, illustrations de Lucile Placin, Rue du Monde, collection Poésie, 2010, 61 p. 16€50
Il s’agit d’une anthologie de textes de l’ouvroir de littérature potentielle relié au Collège de pataphysique créé par Raymond Queneau et François Le Lionnais le 11 mai 1948. Depuis le 24 novembre 1960, des écrivains et des mathématiciens travaillent ensemble pour contribuer à l’œuvre. Il s’agit de trouver de nouvelles formes d créations littéraires. Le groupe va gagner en autonomie à l’intérieur du Collège de pataphysique et l’Oulipo sera créé comme entité propre le 13 janvier 1961. Le résultat, comme d’ailleurs pour les méthodes du surréalisme, valent plus par ce qu’ils invitent chacunE à la création que par l’intérêt propre des œuvres. C’est autant l’accomplissement du précepte des Chants de Maldoror de Lautréamont, « la poésie doit être faite par tous » que celui signifié par Oulipo à savoir une production illimitée de littérature.
Fournel oulipien lui-même, rassemble en quatre sections, des exercices de création portant sur la manipulation des lettres (lipogramme, tautogramme, monovocalisme etc.), sur la manipulation des formes conventionnelle (rondeau, homosyntaxisme, dictée etc.), jeux de mots (S+7, notation, homophonie, surdéfinition etc.), mot-valise. On regrettera cette présentation mal délimitée, se chevauchant souvent ce qui ne correspond pas à la rigueur du travail de l’Oulipo. Ceci mis à part, le volume est passionnant en ce qu’il donne la recette de la création et des exemples. Il est d’autre part une invitation à l’écriture. Les illustrations de Lucile Placin plus surréalistes qu’oulipiennes s’accordent à la recherche de l’insolite et de nouvelles formes littéraires.

Friot Bernard, L’Agenda du (presque) poète, illustrations de Hervé Tullet, De la Martinière jeunesse, 2008, 370 p. 23€
On y lit, des réflexions de poètes, on y lit des poèmes, on y écrit ses propres textes, on y regarde l’œuvre graphique de Tullet sur un format confortable. Le texte est inscrit sur al page aérée, il ne fait pas peur, on passe de page en page sans tourner la page. Il y a des couleurs, des vives et des fades, et chaque jour une citation ou deux, une réflexion ou un écrit enfantin sollicité. C’est un beau livre, très livre, qui s’enrichira de ce que l’enfant y inscrira. On dit l’enfant, mais ce peut être l’adolescent, tout autant et même l’adulte curieux des mots.

Roy Claude, Poèmes, Gallimard, collection Folio junior poésie, 2010, 95 p. cat 2
Il y a des poètes qui se lisent surtout grâce à l’école. Claude Roy en fait partie. Relire ses poèmes, ou les lire, est l’occasion de découvrir d’autres poèmes où le traducteur de poésie chinoise montre l’étendue de sa culture tout en parlant simplement, ce qui explique l’intérêt des enfants pour ses œuvres. Il aimait répondre à la question « Quel est pour vous le comble du malheur ? » (Extraite du questionnaire de Proust) : « Ne plus s’étonner de rien… ». Sa poésie entretient vif le désir d’étonnement et il est bon, pour cela, de la relire. Les poèmes présents dans cette anthologie sont extraits de Enfantasques (1974), Nouvelles Enfantasques (1978), Poésies (1970), Sais-tu si nous sommes encore loin de la mer ? (1979), A la lisière du temps (1984), Les pas du silence (1993).

Rochedi André, Ma Maison c’est la nuit, gouaches de Martine Mellinette, Cheyne éditeur, 2002, 44 p. 12€50
La maison d’édition Cheyne a participé du renouveau de la création poétique en direction de l’enfance avec sa collection Poèmes pour grandir (1). La poésie y vit sa vie, sans infantilisation du verbe. Nous profitons de ce blog pour remettre en avant Ma Maison c’est la nuit , recueil que la commission lisez jeunesse a tenu à mettre en avant lors de sa sortie et qui reste une référence pour nous. Les poèmes, qui peuvent se lire comme une histoire en continuité, forment un creuset des interprétations de la nuit, interprétations enfantines mais aussi mythologiques. L’ambigüité narrative, elle-même, autorise l’identification du lecteur comme il la met à distance. En même temps, le livre est une propédeutique à la poésie : « A ceux qui la font passer pour folle, elle prédit : “Vous ne déchiffrerez jamais le chant du coquillage parce que vous n’avez pas écouté plus loin que la mer et la mort” ».
(1) Voir Régis Lefort, La poésie pour la jeunesse dans Escarpit Denise, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, pp.363-375, surtout pp.370/371.

En bref
Poèmes de Henri Michaux
choisis et présentés par Camille Weil, Gallimard jeunesse, collection Folio Junior, 2012, 96 p. 5€10
Un recueil introductif accessible aux enfants dès 12 ans, bien structuré par Camille Weil. L’illustrateur Jochen Gerner a choisi une illustration qui relève de l'art incohérent, au sens où elle se trouve en décalage avec le texte de Michaux.
Poèmes d’Arthur Rimbaud choisis et présentés par Camille Weil, Gallimard jeunesse, collection Folio Junior, 2012, 96 p. 5€10
Bien sûr, à traverser l’œuvre de Rimbaud, on ne présente pas une interprétation contemporaine de l’œuvre. Ceci n’est pas un reproche, mais un regret qui vient de ce qu’une collection patrimoniale en poésie n’ose pas faire le pas de la contemporanéité. Ceci n’enlève rien à la bonne introduction à l’œuvre que propose ce volume accessible dès 12 ans. L’illustrateur, Jean-François Martin a choisi des illustrations en noir, nettement définies dans leur contour et présentant un aspect surréaliste


Philippe Geneste

04/03/2012

Vers une Lecture politique de Peter Pan ?

James Matthew Barrie, adapté par J.-P. Kerloc’h, Peter Pan & Wendy, illustrations de Ilya Green, Musique de Charles Mingus, texte lu par Eric Pintus, Didier Jeunesse, 2011, 48 p. + CD de 42’, 23€50
Voici un chef d’œuvre dans la très belle collection de chez Didier. « Tous les enfants grandissent, tous, sauf un » récite Eric Pintus livrant ainsi le thème essentiel de l’œuvre du journaliste, romancier et dramaturge écossais J-M. Barrie (1860-1937). Dans un autre récit, Margaret Ogilvy, Barrie écrit : « Tout de ce qui nous arrive après l’âge de douze ans n’a guère d’importance » (1). Kerloc’h, écrivain pour la jeunesse lui-même, a réalisé une adaptation du roman original. La version sonore s’appuie sur le souffle musical de Mingus, notamment sur le thème « Goodbye pork pie hat ». Pintus dit avec entraînement un texte musiqué par des extraits des albums mingusiens : Pithecantropus Erectus, Blues roots, et Ah Um. Mingus qui se déclarait « sans race, sans pays, sans drapeau ni ami » est le musicien idéal pour soutenir le récit de Barrie. Peter Pan est immature, impertinent, et chantre de l’idéal porté par l’ère victorienne qui magnifiait l’enfance avant l’atteinte de la puberté.
On sait combien Peter Pan a fait l’objet d’adaptations bêtifiantes comme celle de Walt Disney. Ici, rien de tel. Kerloc’h rend toute sa force au dialogue, ce qui est revenir aux sources, puisque Peter Pan est la pièce qui couronna la carrière théâtrale de Barrie en 1904. Le Pays de Nulle Part est le pays imaginaire de l’enfance, un pays à l’abri des normes, des règles et des devoirs. Peter est inconstant, il oublie ses amis, ses proches, d’où sa cruauté développée dans la version romanesque de la pièce Peter and Wendy. Crochet, dont le crocodile fétiche a avalé une pendule, soit le temps de la vieillesse, est l’envers de Peter, son double : Peter veut posséder Wendy pour qu’elle devienne la mère des enfants perdus et non son épouse ; Crochet, lui veut la posséder en tant qu’être féminin. Mais ce que défend l’histoire c’est la supériorité du monde des rêves, des fantaisies, où les contraires s’harmonisent contre l’univers adulte hypocrite et frileux devant l’imaginaire.
L’ouvrage de chez Didier est servi par les illustrations gaies et mutines d’Ilya Green qui maintiennent toutefois une ambigüité appropriée à l’univers des enfants perdus (souterrain dans la pièce) qui demeure sombre dans cette nouvelle version. Ce détail n’est pas anodin au cœur d’une époque, la nôtre, qui voue un culte à la jeunesse. Paraître jeune est un enjeu de réussite sociale, où l’image de soi dé-vieillie, si on ose dire, remplit de bonheur narcissique des êtres qui veulent, au fond, empêcher qu’advienne la mémoire et qui, de ce fait, n’ont pour avenir qu’une chimère atemporelle : jeune et dynamique, seul au Pays de l’égoïsme individualiste. Une interprétation politique d’une lecture contemporaine de Peter & Wendy ne se fait-elle pas jour au Pays des fantasmes de juvénilité éternelle ?
Concluons en soulignant l’intelligence de l’interprétation de Pintus qui, jouant de sa voix et du placement des morceaux musicaux de Mingus, décortique le texte, lui arrache des tonalités grinçantes, ironiques, joyeuses, aussi. Pintus, assure la réussite de cette adaptation sonore d’un grand classique de la littérature de langue anglaise, surréaliste parfois, profondément ancrée dans la contrebasse tellurique de Charles Mingus.


Geneste Philippe



(1) Cité par Alison Lurie, Ne le dites pas aux grands. Essai sur la littérature enfantine, traduit de l’anglais par Monique Chassagnol, Paris, Rivages, 1990, p.141