Anachroniques

26/05/2013

L’homosexualité au prisme de la littérature de jeunesse

LECORRE Michel, Poings de suture, illustrations d'Alexandre Widendael, Chant d'orties, collection Rues en friche, 2010, 200 pages, 13€.
L’histoire commence par le journal de Thomas, personnage central du roman, lors de son passage à tabac, à douze ans, par des élèves de son collège. Cette scène marque la première rencontre du jeune garçon avec la bêtise et la violence humaine, en même temps que se révèle à lui son homosexualité.
Cinq ans après l’enfant sensible, rêveur, s’est forgé une dureté apparente qui protège sa solitude. A 17 ans, guitariste et chanteur, il trouve dans la musique rock et les poèmes de Jim Morrisson un écho à son mal de vivre.
Il trouve aussi beaucoup de compréhension auprès d’Aïcha, son ancien professeur de français, dont les mots s’accordent si bien aux siens qu’elle lui est plus proche que sa propre mère, aux paroles si convenues. Bilal, l’ami d’enfance qui l’attire tant et le rejette violemment, est le fils d’Aïcha.
L’arrivée de Torsten, champion de boxe thaïlandaise, au lycée va permettre à Thomas de vivre sa première relation amoureuse. Il peut enfin affirmer sa différence sexuelle aux yeux de ses camarades de classe, de sa famille, de la société. En même temps que l’homosexualité il révèle et proclame sa propre identité, sans plus avoir peur de l’humiliation et des coups.
A la fin de l’histoire, lors du décès d’Aïcha, Thomas et Bilal se retrouvent dans un même chagrin. Les sentiments d’amour, d’amitié, se mêlent alors, se fondent ensemble.
Points de suture pour calmer les blessures de l’enfant rejeté, humilié,
Points de suture pour guérir des insultes que les forces malsaines des bien-pensants, groupés en tas, infligent à tout être différent,
Points de suture pour qu’en pointillés, points étoilés ou suspendus se dessinent des histoires d’amour, de liberté, pour tout être dans sa quête de reconnaissance et d’affirmation de soi
Points de suture et ses mots en fêlure, pour qu’à la fin de lecture de ce beau roman violent, sans concession,
l’adolescent ou l’adolescente soit affirme ou se donne le droit d’affirmer sa différence soit oublie et rejette les préjugés homophobes
Annie Mas

20/05/2013

La veine patrimoniale de la littérature de jeunesse

Mc Cain Murray, Livres, illustré par Alcorn John, Autrement jeunesse, collection Vintage, 2013, 11€50
La collection Vintage réédite des livres du patrimoine mondial de la littérature jeunesse. Livres est écrit par un auteur américain des années 1960 et illustré par Alcorn (1935/1992) un graphiste, affichiste renommé qui a travaillé pour la presse, la publicité, le cinéma et le secteur éditorial de la jeunesse.
Qu’est-ce qu’un livre ? Un objet avec un intérieur qui sera à décrire et un extérieur qui impose la matérialité du livre. La typographie, la mise en page, les illustrations humoristiques du dessin de presse mettent tout cela en valeur. La ponctuation est traitée, un peu comme dans un guide pour journaliste. Le circuit du livre est lui-même présent.
Le lecteur entre ainsi, par la matérialité dans l’univers du langage, avec un certain délice. « Qu’est-ce qu’un livre ? – Ca c’est un livre ».

La collection Un petit livre d’argent
Signe des temps, la littérature de jeunesse fait retour sur son passé à l’adresse des grands-parents. Les éditions des Deux Coqs d’or, reproduisent une collection lancée en 1954 avec textes et illustrations originaux. On y trouve Le Corbeau et le renard (illustrations de Romain Simon pour les trois fables contenues dans l’ouvrage), Le Chat botté (adaptation avec des illustrations de Paul Durand), Cric et Crac en Grande Bretagne (illustrations de Gongalov), La Belle au bois dormant (adaptation avec des illustrations de Paul Durand). Ce sont des livres souples de huit pages à 1€70.

Keats Ezra Jack, Un Garçon sachant siffler, traduction de Michèle Moreau, Didier jeunesse, collection cligne cligne, 2012, 40 p. 11€90
Le rêve de Peter, c’est de siffler. Peter est un garçon noir. On ne le voit que dans la rue, où il joue, s’entraîne au sifflement, joue avec le chien, se cache. A la fin de l’album, à force de persévérance, Peter aura grandi, il saura siffler. On le voir aller faire les courses en sifflant accompagné de Willie le chien. Cet album est d’une modernité absolue. Les peintures sont géométriques, les couleurs prolifèrent, chatoyantes portant des scènes joyeuses de la vie quotidienne d’un quartier noir d’une ville quelconque es USA. Tant par le dessin que par le jeu des traits à l craie du jeune héros sur le trottoir, que par le texte sobre, sans style avéré, mais obligeant le lectorat à revenir aux dessins dans lesquels il se trouve inscrit, l’album pose ce récit d’initiation dans la tonalité de l’humour gai.
Publié pour la première fois aux USA en 1964, c’est la première fois que ce classique de la littérature pour la jeunesse américaine est traduit en France. Keats, de son vrai nom Jacob Ezra Katz, fut le premier auteur à faire une place centrale aux enfants noirs dans la littérature de jeunesse américaine. Pour cet album, il s’est inspiré de photographies des rues mêlant crayonnage, gouache et collages pour construire l’univers de Peter.
Il faut saluer cette heureuse initiative éditoriale de Didier jeunesse.
Geneste Philippe

12/05/2013

Des expressions figées

On ne travaille toujours qu’insuffisamment le répertoire des expressions figées par lesquelles les enfants entrent dans le discours français. Il y aurait, pourtant, ici, une mine de réflexion d’ordre légendaire, mythologique, social, ordre des mœurs et des relations humaines. Nulle part ailleurs que dans les formules figées ne se trouve la quintessence de l’opinion commune, opinion du pouvoir ou idéologie dominante. Elles sont le matériau privilégié du travail subversif sur le langage, car le producteur y est directement en prise avec les idées reçues. Flaubert ou différemment Léon Bloy nous ont appris, avec les poètes, l’importance de savoir entrer dans ces expressions, de les dégeler comme aurait dit Rabelais. C’est que les clichés de la conversation courante laissent une empreinte profonde chez chaque locuteur, chez chaque locutrice. S’est-on interrogé avec suffisamment de profondeur sur les conséquences du stéréotypage auquel les enfants sont soumis dès leur plus jeune âge ? S’est-on interrogé sur la concomitance entre les difficultés d’entrer dans l’écrit et le fait qu’à cet âge le langage enfantin n’a de vœu que de coller à la norme linguistique, qu’il ne se permet plus ces créations qui fon t le délice des premières productions ? Raison de plus pour proposer des ouvrages qui ouvrent des explications soit par l’histoire, soit par le sens des mots, soit par l’étymologie, et qui se faisant, ouvrent l’enfant au questionnement de ces expressions figées, blocs qu’on n’interroge d’autant moins qu’ils semblent pétrifiés dans le marbre de ce qu’on nomme improprement « la langue ». Les Expressions françaises, livre qui sort aux éditions Oskar nous donne le prétexte pour nous pencher modestement sur cette problématique en littérature de jeunesse.

Guettier Béatrice, La Cerise sur le gâteau. Une enquête de l’inspecteur Lapou, Gallimard, collection Giboulées, 2009, 28 p. 7€
Cette nouvelle enquête sur les drames du potager est provoquée par une cerise tombée par inadvertance sur le gâteau au chocolat de ce rouspéteur de Chacha, le chat. La signification de l’expression « la cerise sur le gâteau » est ainsi déclinée tout au long de l’enquête, une manière joyeuse de réaliser une expression figée et de lui donner vie chez l’enfant, dès cinq ans, par un questionnement narratif.

Heller-Arfouillère, Brigitte, Petites histoires des expressions de la mythologie, Flammarion jeunesse, 2013, 256 p. 5€60
Les expressions figées portent trace de l’ancrage de l’esprit humain dans l’animisme. Les expressions sont alors le refuge de croyances dépassées mais qui viennent saturer des zones entières du lexique. Ce très bon livre de Brigitte Heller-Arfouillère, permettra à l’enfant de replacer avec justesse l’origine de nombre de ces expressions. On lui reprochera de n’avoir retenu que les mythologies romaine et grecque, oubliant le fond celtique de la langue française. Cela n’empêchera pas les lecteurs dès 10/11 ans d’y trouver des délices de savoirs et de s’y aventurer avec gourmandise.
Le livre fait prendre conscience à l’enfant que les mythes, loin d’être seulement des traces régressives de l’esprit humain, en sont une composante essentielle pour sa compréhension  du monde. C’est toute une dimension spécifique du langage qui le rend si différent des savoirs scientifiques et qui le rend rétif à des descriptions de pure logique toutes ayant échouées… Le livre invite l’enfant à rentrer dans le langage par le récit : n’est-ce pas au fond le principal message des expressions figées provenant de la mythologie ?

Gremaud Florence, Pinchon Serge, J’ai un mot sur la langue, illustré par H Coffinière, Gallimard, 2001, 127p
L’expérimentation, à sa sortie, par la commission lisez jeunesse, a permis de mesurer l’intérêt des préadolescents (on peut le travailler avec des plus jeunes de CM2 surtout) pour le langage. L’ouvrage passe en revue plus de 200 expressions, soit en en donnant le sens (vouloir le beurre et l’argent du beurre, en avoir gros sur la patate, mettre la main à la pâte, quand les poules auront des dents, il y a anguille sous roche, avaler des couleuvres, avoir une mémoire d’éléphant, s’entendre comme chien et chat, ne pas être aveugle, triste comme un bonnet de nuit) soit, et c’est la plus grosse partie du livre, en détaillant la formation de l’expression et son sens, avec, quand c’est possible, une datation de l’apparition. Ainsi, apprendre par cœur (apprendre sans omettre un détail) naît au XII° siècle. Le cœur, c’est le siège des émotions, des sensations, de la volonté, de l’intelligence et de la mémoire. Autrement dit, demander à un élève d’apprendre par cœur, c’est bien lui signifier qu’il n’a pas à en tomber amoureux et que, d’autre part, le savoir n’est que détails… Ces expressions toutes faites, ces locutions diverses, c’est tout un héritage culturel, linguistique. Le livre nous entraîne ainsi dans les péripéties humaines de la désignation, il nous plonge dans quelque archaïsme qu’il sort de leur obscure raison. Mais surtout, à notre sens, l’intérêt est d’amener le jeune lecteur à casser l’évidence de ces expressions par l’analyse curieuse provoquée par le livre chez l’enfant. Ajoutons que c’est un régal, de revenir sur ces tours idiomatiques, qui nous réservent toujours des surprises. Les auteurs y ayant adjoint la date de parution dans le discours, le livre gagne en richesse d’érudition ce qu’il offre en plaisir de découverte.

Perrier Pascale, Boucher Michel, Les Expressions françaises, Oskar éditeur, collection Des mots pour comprendre, 2013, 62 p.
Vingt-huit expressions françaises courantes sont auscultées avec humour, finesse, intelligence. L’explication est donnée ainsi que l’emploi historique à l’origine de l’expression. Une étude d’un des mots peut aussi être entreprise. Une double page correspond au format d’analyse de l’expression. La page de gauche propose trois solutions explicatives, le lecteur doit rechercher par son raisonnement quelle est la bonne. A l’envers, la réponse est livrée. Ce procédé permet d’ouvrir à des compléments de compréhension habiles à éviter des contresens. Pour certaines expressions, un équivalent pris dans une autre langue est présenté avec un choix à faire, pareillement, entre trois expressions et la réponse explicative qui suit.
Un excellent ouvrage dont les enfants dès neuf ans sont toujours friands, preuve qu’ils aiment la langue quand ils en retrouvent le sel de l’énigme comme durant leur plus jeune âge.
Philippe Geneste

04/05/2013

Dans la jungle de la ville passe une fillette…

Innocenti Roberto (Histoire et illustrations), Frish Aaron, La Petite Fille en rouge, Gallimard, 2013, 32 p. 13€90
Le travail d’illustrations de Roberto Innocenti est faramineux. Dessins et couleurs tissent un le réalisme précis auquel il l’auteur nous a habitué et un onirisme des interstices du réel dont il a fait un art. Innocenti à qui on doit l’histoire relit Le Petit chaperon rouge à l’aune de la modernité : pédophilie, univers impitoyable de la compétition et de la concurrence, performances exacerbées réclamées par la société de marché. Les caricatures de Berlusconi, et des affiches publicitaires dégradantes pour les femmes, l’art des graffitis, l’envahissement des choses et objets qui absorbent la vie humaine, forment l’environnement de l’héroïne. La nature est quasi absente, la forêt est remplacée par la jungle des villes, centre ville attrayant et banlieues louches. Le loup ? Les désirs hirsutes fabriqués par le monde machiste dans la zone sombre de l’humanité. Le loup ? C’est aussi le héros super macho, aux biscotos de salles de gym, un Rambo libérateur à l’uniforme fasciste, moto-runner au sourire de présentateur de fadaises du Journal Télévisé. L’univers d’un Dracula sordide et sans aucune dimension onirique est proche.
Mais si on s’appuie sur l’érudition folkloriste, on peut lire dans cette figure, celle de la séduction : le loup est le séducteur. Or, toute la jungle urbaine, que traverse la petite fille au manteau à capuche rouge, est remplie d’images séductrices cherchant à faire vendre des produits.
La transposition du conte à l’ère contemporaine présente un nouveau rôle de l’homme. Comme dans la tradition, il est un être cruel et rusé. En revanche, Innocenti évite la pantomime dont la psychanalyse s’est repue du loup au ventre rond d’avoir avalé la grand-mère et la fillette par son appétit sexuel inextinguible. En donnant deux dénouements, l’album fait primer la volonté des individus, celle des lecteurs et lectrices sur la fatalité biologique (innéiste) et psychanalytique (domination du mâle sur la femelle et présentation du père conventionnel en bûcheron sauveur, ici confondu avec ceux qui portent l’arme, les policiers). Remarquons que le personnage du chasseur est remplacé par un fasciste, illustré en loup à la fin, qui délivre la fillette des chacals, une bande de petits mâles dégénérés au comportement conforme à la norme des rapports entre homme et femme d’une société inégalitaire bourgeoise. S’opère ici une effraction dans la clôture attendue du récit ordinaire du Petit Chaperon rouge. Il n’y a pas le bien d’un côté et le mal de l’autre. Il y a l’ordre social et la relation hiérarchiques entre les sexes sur lequel il repose. Le délivreur est aussi prédateur.
Ce déplacement du sens se concrétise dans l’alternative de la fin contée par la fée tricoteuse. Il institue aussi une place différente à la sexualité dans l’histoire. Le rouge du manteau à capuche peut représenter les menstruations et donc le devenir femme de la fillette ; mais elle reste fillette. La violence sexuelle est représentée par la représentation du machisme qui couvre les murs de la ville avec la prédominance d’images de la femme objet des publicités. Elle est aussi dénoncée à travers le jeunisme de ces représentations sociales. Le père est absent sans nul substitut rassurant qui viendrait sauver l’ordre patriarcal bourgeois –rôle du chasseur dans le conte traditionnel. Ainsi, l’album vise la critique sociale et sort le conte de la caractérisation des déterminations individuelles.
Innocenti utilise donc l’art du conte pour, transposant la tradition, la dérouter des voies convenues (dont celles instituées de la psychanalyse). C’est que c’est une automate tricoteuse d’histoires qui conte à des enfants le nouveau petit chaperon rouge. Et quand ceux-ci sont effrayés, elle lève le voile de la dynamique du récit en proposant un autre dénouement. Que le lecteur et la lectrice choisissent : « Vous avez oublié ce qui caractérise les histoires ? Les histoires sont magiques. Qui a dit qu’elles n’avaient qu’une fin ? »… Qui a dit qu’elles n’avaient qu’une interprétation possible ? Réécrire un récit, n’est-ce pas faire l’éloge de la lecture comme principe actif de la création ?
Un nouveau chef d’œuvre de Roberto Innocenti.  
Geneste Philippe