Anachroniques

30/12/2013

Temps et récit

Alors que s’achève cette année 2013, le dernier blog annonce le premier de 2014. Une réflexion sur le temps qui passe et sur le temps qui vient imprègne sur la littérature. C’est ce que propose le blog d’aujourd’hui, cent cinquante quatrième de lisezjeunessepg

Revault d’Allonnes Myriam, Raconter des histoires, raconter l’Histoire, dessins d’Aurore Callias, Giboulées-Gallimard, collection chouette penser !, 2013, 65p. 10€50
Dans cette collection où rares sont les volumes décevants, la directrice de chouette penser ! propose une œuvre d’une très riche teneur. Ici, la clarté des propos ne se dément jamais. Le pédagogue y trouvera de quoi amorcer des discussions avec les élèves. Par exemple : « une vie n’est pas seulement vécue, elle demande à être racontée pour qu’on puisse saisir sa continuité » (p.57). Ainsi, si vous travaillez l’autoportrait en classe, l’enjeu va être à la fois d’éviter l’essentialisme et aussi le zapping compulsif. C’est faire comprendre que raconter sa vie, c’est convoquer les autres, donc d’autres histoires. Il ne s’agit pas de cultiver un moi égoïste, mais un soi c’est-à-dire le support le plus intime parce que sa qualité de troisième personne convoque la part collective sur lequel tout individu développe sa propre existence. Le linguiste Gustave Guillaume l’a suffisamment montré pour ne pas trop développer ici.
Un autre exemple, pris au domaine de l’orientation scolaire, dispositif scolaire et professionnel du tri social par la sélection des compétences, nous montrera la centralité de la réflexion sur le temps pour la compréhension de notre quotidien. Partons de cette remarque : « Nous cherchons dans le passé ce qui peut encore y être trouvé et pas seulement ce qui a été perdu » (p.55). Nous cherchons dans le passé ce qui peut encore y être trouvé, cela signifie qu’il s’agit d’une construction de soi, que nous prenons la mesure du collectif qui nous constitue. Dit autrement, « l’identité narrative » « est une identité construite dans le changement » (p.55). A l’inverse, s’appuyer sur ce qui nous constituerait de toute éternité (thèse innéiste de l’individualisme bourgeois à la base de l’orientation scolaire), relèverait de la démarche commémorative. Il s’agit d’une reproduction à l’identique d’un narré pour le conserver intact. Au niveau individuel, c’est une affirmation du moi dans toute l’étroitesse d’une identité invariable (livret scolaire des compétences individuelles, grille de la pré-affectation multicritère en orientation, plate-forme des vocations de Pôle emploi etc.).
Le parent comme l’adolescent trouveront matière à réflexion avec les évocations de la psychogénèse. Quand il prononce avant et après, l’enfant ne met pas en ordre temporel les événements ; il organise le récit des événements à partir de l’intérieur de chacun d’eux. C’est d’ailleurs pour cela qu’il aime les mythes qui, eux, précèdent anthropologiquement l’histoire. Un événement n’existe que par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut acquérir les schèmes de relations pour réaliser les événements en histoire c’est-à-dire articuler les événements entre eux. Avant de participer à une intrigue, chaque événement est un avènement, un relief qui interroge l’enfant, ce qui du monde vient à (à-ven-e-ment) l’enfant.
Pourquoi, comme l’a montré Piaget, le sujet construit-il le temps à partir des schèmes d’action et de leur mise en interaction avec la construction de l’espace, de la causalité et de l’objet permanent ? Parce que c’est le fondement de l’histoire, diront les anthropologues, le fondement de la mémoire diront les psychologues, la mémoire qui est reconstruction par le récit d’une action et d’un espace vécu lors d’une expérience singulière du sujet. L’histoire du récit, avant l’histoire discipline scientifique, reconstruit un commencement, un milieu et une fin, bref, établit une perspective (1) qui pourrait être l’autre nom de la mise en intrigue et qui définit l’événement. C’est pourquoi nous partons immanquablement du présent pour nous souvenir donc évoquer quelque chose d’absent comme pour anticiper c’est-à-dire raconter le futur soit une autre forme d’absence puisque fait encore non arrivé et qui peut-être n’arrivera jamais.
On en vient, alors à s’intéresser à l’énigme de cet acte de raconter. Le récit de l’historien prétend à la vérité ; le récit de fiction prétend au vraisemblable : qu’est-ce qui leur est commun ? C’est l’acte de raconter et pour ce faire d’utiliser le temps. Est-ce le même temps ? Non. Le conte procède par avant et après ; le récit historique de l’historien procède avec le temps chronologique. Dans le récit de l’historien, le temps est chronologique alors que dans le conte il s’agit d’une durée, exactement comme l’est le temps de l’enfant avant qu’il ait construit le temps de l’ordre chronologique. C’est que la capacité de raconter précède le récit mis en forme temporelle (2). Prenons l’enfant. Avec l’avant et l’après, l’enfant ne met pas les événements en ordre temporel. Il organise le récit des événements en se centrant sur chacun d’eux, pris de l’intérieur (leur durée). Seule l’acquisition des schèmes de relation permettra de réaliser les événements en histoire donc de les articuler et avec l’acquisition des formes verbales de les exprimer.
Le dernier volet de cette réflexion portera sur la mémoire collective, thème sensible aujourd’hui où se multiplient les commémorations et des journées mémoratives en tous genres. Myriam Revault d’Allonnes excelle sur ce sujet du choix des faits qu’une société réalise pour les porter à la dimension d’événements. L’Histoire comme discipline scientifique refuse de sélectionner les événements pour pouvoir ex-pliquer le passé par les faits qui le composent. Mais les discours sociaux ont, souvent, une autre approche de la question.
Pour eux, est événement ce qui est retenu, n’est pas événement ce qui est maintenu en oubli. Dans le premier cas, menace l’excès de passé qui vient paralyser l’intelligence et la pensée car il le fait peser comme un fardeau : « il existe donc des abus de mémoire » (p.47). Dans le second cas, menace le manque de mémoire par le refoulement de ce qui dérange. Ces deux cas sont des écueils qui reposent sur la volonté de ne pas mettre en relation les événements entre eux, or c’est cette relation qui fait du temps révolu un passé c’est-à-dire un temps rattaché à l’aujourd’hui, au présent. Le passé est une reconstruction sinon une construction faite de relations où s’ordonnent l’ordre temporel (événements dans leur succession). Mais c’est au présent que s’opère cette construction donc en lien avec les projets de celui qui pense, du groupe social qui pense, en lien, donc, avec « ce que nous avons l’intention de réaliser » (p.46).
Geneste Philippe
(1) Séro-Guillaume, Philippe, Langue des signes, surdité et accès au langage, seconde édition, Paris, Papyrus, 2011, 224 p. – pp.193/203
(2) sur ce lien entre l’anthropologique et le psychogénétique voir Hervé Barreau, La Construction de la notion de temps, tome 1 la genèse anthropologique de la notion, Paris, Université de Paris X, 1982, 423 p.

22/12/2013

L'inouï

Ainoya Yulki, Sato lapin et la lune, traduit du japonais par Nadia Porcar, Syros, 2012, 62 p. 12€50
L’ouvrage rassemble sept histoires de Sato lapin. Le principe est de partir d’une idée poétique retracée par un texte prosaïque, simple servi par une illustration suggestive, élargissant le propos du texte vers la source poétique de son inspiration. Le lecteur passe de trouvaille en trouvaille, traverse un monde merveilleux, où le surréel est enfoui dans le réel. Le personnage lui-même est un garçonnet déguisé en lapin plus qu’un lapin, ce qui ajoute à l’ambiguïté du texte. Si l’expression d’histoire poétique avait un sens, nous dirions qu’il s’agit d’un texte simple servi par une illustration futée qui fait advenir la source poétique d’une histoire imaginaire.

Herbauts, Anne, Je t’aime tellement que, Casterman, coll. « les Albums », 2012, 64 p. 18€50
« Je t’aime » est un performatif qui n’a de valeur que dans la situation de parole. Chacun des termes prend son sens de la personne qui l’énonce, de la personne pour qui il est énoncé, en un moment, en un lieu donné. On peut lire l’album comme une tentative poétique de cerner l’amour par les élans illustratifs, les essais de couleurs, les ébauches de formes. L’amour serait alors un chemin fragile vers l’autre, représenté ici par le lecteur, par la lectrice. L’amour ne serait pas un concept, mais un lien, un lien ténu, qui colorie notre monde, l’embellit, lui donne sens, l’exalte et le déprime, selon les circonstances. L’album convoque des stéréotypes, le cœur d’artichaut, l’amour en chaussettes, tu me rends fou, je suis fou de, mais il emprunte aussi, plus ubuesquement, la voie de l’illustration du naturaliste, de l’explorateur, et manie le collage, le minimalisme. Alors, l’amour serait-il ce qui rassemble, met ensemble, noue, coud sans rapiécer ? L’amour dit quelque chose de la beauté que chacun, chacune porte en lui, en elle, du jugement de beauté que nous portons sur els êtres et les choses. Qu’est-ce-ce, alors, un album d’amour, sinon un livre où courent, dans tous les sens les sentiments, où les nuages du ciel s’assemblent avec le grille-pain du buffet ? C’est que « dehors, des phrases trop longues / et des émois de jeunes filles s’éparpillent », à moins que l’album ne soit qu’un exercice de style « je t’aime tellement que… »

Lefèvre Mathieu, Catalogue de l’espace, illustré par Saarbach Marie et Paurd Clément, Giboulées – Gallimard jeunesse, 2013, 96 p. 20€
Voici un ouvrage quasi inclassable puisque le genre du catalogue est peu présent en littérature de jeunesse. Nous sommes en 30 042 et « le célèbre catalogue de l’espace spécialisé dans les ventes par correspondance fête ses 200 ans d’existence au service des voyageurs intergalactiques ». On y retrouve sa gamme civile, sa gamme militaire et la gamme scientifique, chacune augmentée de nouveautés exceptionnelles. Pour nous, lecteurs et lectrices de l’an 2013, cet album est une invitation à s’imaginer dans le futur car si la poésie l’emporte, l’érudition sous-jacente est solide. La fantaisie plastique, graphique et picturale rencontre la précision du texte descriptif, toujours et souvent explicatif. Enfin il faut louer l’invention des désignations des objets, véritable dictionnaire de néologismes futuristes à mettre entre toutes les mains des petits et petites d’hommes et de femmes. Un chef d’œuvre du futurisme en jeunesse que les adultes vont s’arracher !

Annocque Pierre, Dans mon oreille, illustrations d’Henri Galeron, MØtus, 2013, 72 p. 12€
L’ouvrage est un exercice anagrammatique. Afin de ne pas perdre l’enfant, les lettres en gras dans la première partie du texte explicitent le mot employé en fin de texte. Les illustrations d’Henri Galeron relèvent du registre surréaliste tant au niveau du dessin que de la peinture. Les textes d’Annocque sont simples. Ils se laissent porter par l’imaginaire des sons et des lettres. Surviennent alors des sens inouïs qui imposent une vision étrange des choses et des situations que les illustrations de Galeron viennent renforcer par leur interprétation de grande liberté.
A l’heure où les imaginaires enfantins sont hachés menus par l’impérialisme des images sur écran, à l’heure où les expériences en écriture des enfants montrent un étrécissement de l’exploration imaginaire du monde au profit de représentations autocentrées, ce genre d’ouvrage prend une dimension d’utilité humaine. Sortir de soi implique de s’ouvrir aux autres et s’ouvrir aux autres signifient permettre à son langage d’éclore à l’air libre de l’expérience.
C’est que l’anagramme permet une lecture souterraine du monde, des relations aux êtres et aux choses. Il permet l’accès, comme Henri Galeron le laisse paraître, à l’inconscient.
La règle de construction que s’est imposée Annocque l’amène souvent à proposer des aphorismes loufoques, des maximes décalées, des mots d’esprit incongrus, voire des calembours. Le sourire s’esquisse à cet humour sans emphase. C’est qu’on ne construit pas l’amour de la langue chez l’enfant à partir de règles et de lectures superficielles : il y faut la lenteur d’un moment de langue. Il n’y a point d’instantanéité pour que naisse l’amour des mots, il y faut une pratique, une expérience. Et justement, le livre d’Annocque et Galeron permet de faire cette expérience, en imposant, par le texte, une attention aux lettres qui le composent et en imposant, par l'image à rechercher, la relation que texte et illustration entretiennent.
Nous ne pouvons qu’espérer être entendu : Dans mon oreille est un ouvrage de déstéréotypage, un livre qui donne des ailes pour oser dire après s’être nourri d’un lire qui délivre les mots de leur sens unique. Un sens unique interdit toujours au moins un autre sens…  Dans mon oreille est un recueil poétique contre la censure et l’autocensure. C’est un recueil pour l’émancipation des mots et donc de soi.
Geneste Philippe

14/12/2013

Les ambivalences de la figure de l'ogre

Agnès Cathala et Julie Mercier, La vie parfaite du Maharadja, édition Milan, 40 p. 14€                  4/7 ans

Dès la couverture, le ton est donné : richesse et abondance. Une multitude d’ornements et de motifs décoratifs aux couleurs or, émeraude et rubis entourent le portrait d’un prince aux yeux noirs fixés sur le lecteur. Il est justement question de regard dans cette histoire : le regard sur soi-même, le regard des autres sur soi.
Dans un magnifique palais doré, vit un Maharadja. Bien qu’il ait tout ce dont il désire, il recherche encore une chose : la beauté et la perfection. Ne la trouvant ni chez lui, ni chez ses sujets, il  s’est résolu à ne plus jamais les voir, ni même croiser son regard dans un miroir.
A ses yeux, trois animaux  sauvages de la jungle, le boa, le crocodile et le tigre représentent la beauté qu’il recherche. Il les invite une fois par semaine, leur offrant de fabuleux repas afin de profiter de leur présence sans craindre de se faire manger. Mais un jour, ces animaux mettent au point une ruse pour le dévorer. Ils prennent l’apparence d’une femme, réunissant en elle tous les charmes de la jungle. Le prince en tombe aussitôt amoureux. Au moment où les animaux reprennent leur forme et veulent l’engloutir, le prince appelle au secours. Heureusement pour lui, ses serviteurs accourent et le sauvent.
Finalement, le prince prend conscience qu’il ne tenait pas compte de la vraie nature des êtres, se fiant juste aux apparences. Il se privait ainsi de vivre en compagnie de ses semblables.
La fin du livre se focalise sur le sort des animaux. De la sorte, il semble que la portée de l’histoire perde de sa clarté.
Laurence Ballanger-Druméa

Delalande, Arnaud, Philomène et les ogres, Gallimard jeunesse-Giboulées, 2011, 48 p. + 1 CD, 22€
Voilà une très belle œuvre qu’il serait dommage de ne pas mentionner dans ces chroniques. Plein d’humour, par le texte mais aussi par les illustrations à la fois ténébreuses et vivement colorées, Philomène et les ogres relit le mythe de l’ogre pour lui redonner toute l’ambivalence qui le caractérise. Pour ce faire, l’auteur part de la situation du Petit Chaperon rouge, puis va introduire de multiples références Baba Yaga, Hansel et Gretel, mais aussi les romans de la geste d’Arthur avec le royaume de Logre, la légende d’Orphée et bien sûr, l’immense Gargantua de Rabelais. Mais l’album et le récit audio-phonique qui l’accompagne ne vaut pas que pour cela car Delalande crée une histoire qui va jusqu’au renversement de la perception de l’ogre et des ogresses. En effet, si la petite fille est faite prisonnière, si elle court le danger d’être dévorée, elle devient elle-même ogresse et donc étrangère à son propre corps. La fin du récit se finit bien, mais sans châtiment. Seule la réconciliation du peuple des ogres et des villageois peut clore le chapitre des disparitions. Il faut donc dépasser la dichotomie stéréotypée du bien et du mal pour entrer dans la réciproque compréhension des mœurs qui ne vaut non pas par l’apologie du différentialisme mais par le respect de chacun des peuples.
Le cédérom audio-phonique est en lui-même une œuvre, avec la mise en musique par David Chaillou et le chœur Aposiopée composé de trente enfants. L’orchestre est dirigé par Natacha Bartosek. On a peur, on frémit, on ressent l’insouciance puis al liesse de la fête gargantuesque de la réconciliation finale. Un vrai chef d’œuvre d’érudition tout autant que d’émotion.
Geneste Philippe
Lallemand Orianne, Au secours ! Un ogre glouton, Nathan, 2013, 14 p. 24€90
Voici convoqués Le petit Poucet, Les Trois Petits cochons, dans une grande pagaille graphique amplifiée par la multitude s fenêtres qui s’ouvrent au cœur des pages, des manettes qui font tourner les visuels dans les miroirs aux alouettes de la lecture. Les jeunes lectrices et lecteurs sont invités à aider Valentine à délivrer ses six frères de l’appétit ogresque si nous osons le dire. Et bien sûr, il y arrivera… Les petits dès trois, quatre ans adorent ce type déjanté d’univers de fiction. La peur, entretenue par la laideur des figures et non par le choc des surprises, y est tenue à distance par l’humour et le dialogue de l’héroïne avec le tout jeune lectorat invité à la suivre au cœur de la tanière de l’ogre et de l’ogresse.
Geneste Philippe


08/12/2013

La musique des livres

Naïve musique, collection de Naïve jeunesse, publie des CD et des livres CD pour enfants à côté de Naïve livre qui publie, elle, uniquement des livres. Les livres, que nous chroniquons aujourd’hui, ouvrent une nouvelle collection. L’intérêt du livre audio-phonique est de rejouer la lecture à l’enfant qui, on le sait, est essentielle pour le développement de son imaginaire. Le ton, le phrasé de la personne qui lit, apporte des touches nouvelles qui viennent enrichir la puissance évocatrice de l’esprit enfantin. En même temps, c’est  une éducation à l’écoute et donc une activité de l’attention qui sont développées.
Dès sa création en 1998, naïve, maison d’artistes et producteur de musique généraliste, a acquis la maison de disques auvidis, dont le catalogue jeunesse, de qualité, s’adresse aux enfants âgés de 0 à 8 ans. On y trouve des chansons, des comptines, des berceuses, des musiques d’éveil corporel, des contes, des fables et des opéras… Depuis 2002 l’objectif est de publier des disques sources d’épanouissement, de jeu, de découverte ou de détente pour l’enfant. Zut, Vincent Malone, Abel, Enzo Enzo, Bernard Giraudeau, Pierre Perret, Muriel Bloch, Pascal Parisot, etc. comptent parmi les artistes de naïve jeunesse depuis plusieurs années. A partir de 2005, Naïve a développé des disques enrichis de livrets soignés.

Amaury de Crayencour et Domitillle (raconté par), L’Ours et le soleil, illustré par Anna Emilia Laitinen, arrangements musicaux Baptiste Thiry, naïve éditions, collection « musique », 2013, 32 p. + CD 35’, 20€
Voici un très beau livre doublé d’un CD audio-phonique et musical. Il s’agit d’une lecture interprétative de L’Ours qui avait pris le soleil de Paul-Jacques Bonzon. L’intelligence de l’histoire repose sur une croyance selon laquelle dans le grand nord l’ours capturerait le soleil durant son hibernation. Le récit cherche à dénoncer la fausseté de cette légende par l’histoire de deux enfants peu sages, qui partent, entraînés par le renard bleu, à la recherche du soleil. Si les illustrations de la finlandaise Laitinen joignent les atours de la peinture naïve et du réalisme classique des la littérature de jeunesse, l’accompagnement musical des paroles de Crayencour et Domitillle plonge le lectorat / auditoire au cœur des émotions ressenties par les jeunes héros.
On s’achemine ainsi vers un heureux dénouement à travers une poésie du thème jamais laissée de côté.

Fisseau Serena(raconté et chanté par), D’une île à l’autre, illustré par Muriel Kerba, musique Olivier  Prou, naïve éditions, collection « musique », 2013, 32 p. + CD 35’, 20€
Le récit est une quête du sommeil et des rêves à travers chants et berceuses intelligemment mis en musique par Olivier Prou influencé par le jazz et le jazz vocal notamment. Muriel Kerba alterne graphismes et peintures, centrés sur l’héroïne. Les huit chapitres de l’ouvrage sont huit entrées poétiques dans l’univers du sommeil par un enfant qui refuse le départ de la mère lors de l’endormissement. Serena Fisseau a cet effet inventé des histoires à dormir debout, ce qui explique la succession des récits jusqu’au tout dernier où l mère s’endort dans le rêve de l’enfant… On l’aura compris, la composition est travaillée, le texte assonant pour faire résonner la chanson par-dessus les thèmes musicaux qui en appellent aux îles du Pacifique. C’est très bel album –CD audio-phonique.
Geneste Philippe

01/12/2013

contes et récits pour construire le monde

TRAORE Fouma, Nandiman, le brave chasseur. Contes du Burkina Faso, L’Harmattan, 2013, 57 p. + CD
Voici six contes burkinabais écrits et dits par le conteur, compositeur interprète Fouma Traoré alias Foum Moboh, né dans un village de Samorogouan au Burkina Faso. Les contes africains sont très proches de la fable. Ils explicitent leur fonction morale en vue d’enseigner une sagesse de vie. L’ouvrage, ici, allie la transmission orale et la perpétuation écrite d’une mémoire ancestrale.
L’écoute du CD est évidemment plus importante pour l’entrée de l’enfant dans l’histoire que la lecture du texte qui peut venir en second. Dans les deux versions, écrite et orale, l’ouvrage est remarquable. Il fait entrer le jeune lectorat dans l’ambiance d’une veillée dont Fouma Traoré donne des précisions liées à sa vie dans la préface en hommage à Tiemoko Ousmane qu’il a écrit pour cette édition : « cette expérience, je la retente avec vous à travers ce livre-CD ». A la salutation du chaleureux conteur stipule que « là où j’ai pris ce conte, je l’ai posé là-bas ». Par la parole ce « là-bas », est aussi bien ici qu’en Afrique, en France qu’au Burkina Faso. Le conte, voyage principal, vecteur du dialogue entre les civilisations depuis le fond des temps, a besoin de ces relais auquel l'édition destinée à la jeunesse assure une vie régulière, parfois, comme ici avec excellence.

BLOCH Muriel, Le Vieux Cric Crac, illustrations d’Alexandra HUARD, Syros, collection Paroles de conteurs, 2013, 32 p. +Cd audio-phonique20’
La conteuse Muriel Bloch revient sur un des premiers contes qu’elle avait mis en bouche. Il s’agit au départ d’un texte du recueil de Grimm que les frères Grimm avaient repris intégralement de la version donnée en 1849 par Heinrich Georg Ehrentraut, « Le Vieux Rinkrank ».
Des distorsions ont été apportées par le temps du conte, et la montagne de verre s’est transformée en montagne de sel, la caverne où se retrouve prisonnière la princesse devient une maison sale au fond de la montagne ; la ritournelle du vieil habitant qui se cache pour thésauriser son or qui disait « Me voilà, ici, pauvre Rinkrank que je suis / sur mes dix-sept jambes / sur mon unique pied doré / Dame Mansrot, lave-moi mes plats (ou fais-moi mon lit ou ouvre-moi la porte) » devient « je suis le pauvre Cric Crac / debout dehors sur mes tibias / mes vieux tibias dix-sept fois longs / ouvre le porte nom de nom ». Le dénouement diffère : dans le conte de Grimm, Tinkrank meurt alors que dans la version de Bloch, il a la vie sauve ; dans le conte de Grimm, la fille se rend chez son père pour obtenir vengeance, alors que dans le conte de Bloch, le père est mort. Dans les deux versions, l’être de la montagne perd ses gains. Enfin, le titre diffère, Rinkrank devenant Cric Crac, bien sûr par volonté de traduction dirait Muriel Bloch, mais on peut penser qu’elle prétexte de l’origine onomatopéique de Rinkrank pour user de l’onomatopée française proche cric crac qui sert dans les pays francophones à introduire les histoires merveilleuses des contes. Il y a là une volonté de déborder l’origine européenne pour s’ouvrir au monde.
Si la montagne est une prison de verre, elle est le miroir de la prison du père la princesse qui refuse de marier sa fille et veut le garder pour lui. De plus, il s’agit d’un univers inconscient, celui de la mine d’or et autres minerais qui fait penser que Cric Crac pourrait être un nain, même si l’illustratrice en a fait un homme sauvage.
Les illustrations d’Alexandra Huard finissent de réinterpréter le conte de façon moderne. L’univers des couleurs sombres domine, mêlant le monde souterrain au monde sur terre. Les paysages sont tourmentés et fourmillent de traits vivaces qui annoncent un grouillement de vies invisibles. Huard établit une connivence entre la barbe de Cric Crac et les torrents de larmes du père après la disparition de sa fille. Or, il s’agit de deux figures masculines, adultes, d’un monde voué à passer dans le cycle des générations. L’interprétation de Bloch est intéressante en ce qu’elle pointe que « l’obsession de la possession matérielle peut être antinomique avec les responsabilités paternelles » (1). Le désir de possession de sa fille par le père serait ainsi assimilé au désir de possession d’or de Cric Crac. On comprend dès lors pourquoi il faut au père possessif disparaître pour que sa fille devienne femme. Quand à la figure masculine de l’amoureux, elle vaut par la simplicité de l’amour et la force des sentiments résistant au temps. La figure centrale reste, toutefois, celle de la princesse.
Une belle interprétation, tant visuelle, littéraire qu’audio-phonique, une très belle édition. Un livre à recommander.
Geneste Philippe
(1) Marc Girard, Les Contes de Grimm. Lecture psychanalytique, Paris, Imago, 1990, p.73
NB On rouvera une édition érudite du conte « Le Vieux Rinkrank » dans Les Frères Grimm, Contes pour les enfants et la maison, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Paris, Corti, 2009, deux tomes 513 p. + 665 p. – tome 2 pp.456/458.