Anachroniques

24/08/2015

L'innocence ou les mots païens

Le blog de cette semaine propose la deuxième partie d’une étude portant sur l’œuvre poétique de François David, auteur majeur de la poésie contemporaine destinée à l’enfance. Nulle part mieux qu’en poésie, nous ressentons la ténuité de la distinction entre littérature de jeunesse et littérature enfantine. Nulle part mieux qu’en poésie, trouvons-nous meilleur terrain d’expérience pour l’ouverture des aires imaginaires à l’inépuisable soif du monde. Une des volontés de François David est d’associer les images (photographies, œuvres graphiques, peintures, dessins) à l’œuvre, non pour remplacer du texte, non pour illustrer le texte, mais pour l’interpréter ou à l’inverse être interprétée par lui. La poésie y approfondit son rapport privilégié à l’image, aux figures et aux tropes, grignotant de nouveaux terrains d’écriture, mais toujours dans la simplicité. Car le sens de la poésie, François David semble le trouver dans la force d’incitation à écrire, dans l’invitation faite aux lecteurs à prendre la plume, à poursuivre l’élargissement –libération autant qu’agrandissement– de l’espace imaginaire. Ecriture de l’espace, la poésie de François David est réflexion obligée du langage sur lui-même.

David François, Ma bien-aimée, illustrations de Marc Solal, MØtus, 2006, 42 p. 12€ [MB-A]
David François, Bouche cousue, illustrations d’Henri Galeron, MØtus, 2010, 72 p. 10€ [BC]
François David, Vole Vole Vole, illustrations de Consuelo de Mont-Marin, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, collection Lalunestlà, 2011, 62 p. - p.34 8€ [V]
David François, Tes mots sur mes mots, Motus, 132 feuillets dans un boîtier en simili cuir, 2011, 10€ [TMM]
David François, Les Croqueurs de mots, croqués par Dominique Maes, MØtus, 2014, 70 p. 10€ [CM]
David François, Passage, illustrations de Consuelo de Mont-Marin, Les Carnets du Dessert de Lune, 2014, collection Pleine Lune, 70 p. 10€ [P]
François, Papillons et mamillons, illustré par Henri Galeron, mØtus, 2015, 80 p. 11€
David François & Grout Isabelle, A cloche-patte, éditions La renverse, 2015, 70 p. 13€ [CP]

La tentation poétique ?
Quand la poésie n’est pas conçue seulement comme une technique, ni comme une révélation d’innocence et de félicité, vieilles sottises souvent encore en vigueur, que lui reste-t-il ? Une tentation qui serait celle d’une errance à travers les mots, une quête de soi dans les mots
« Dans poème
Il y a peau
Il y a “pomme”
Il y a “aime”
Il y a la peau des mots
Et le fruit qu’on en tire » [CM]
Mais de quelle nature est cette tentation ? De nature humaine, seulement humaine, rien qu’humaine, immensément humaine. Point de tentation d’infini ou de sacré, ou en tout cas pas avec ostentation. L’œuvre poétique envoie au diable le divin pour se charger de la fragilité de la vie qui habite la finitude des existences :
« Tout glisse
Et dire que cela rassurait
vivant » [P].
Ou encore,
« Bien embarqué »
mal embarqué
de toute manière
le débarquement » [P].

Enfance en poésie
L’humour, la simplicité, l’amarrage au mot et non à la syntaxe ou à la technicité de la composition, mènent à caractériser la poésie de François David comme une poésie d’enfance. Mais, cette enfance n’est pas saisie à travers une nostalgie. Elle l’est comme point de départ du langage, comme moment de peuplement des mots par des significations multiples, dialogiques :
« nous conférons (…) nous colloquons, nous débattons nous controversons nous échangeons  (…) oh oui que nous discutions devisions et délibérions car nous causons » [BC]
L’enfant conquiert les mots, par son expérience, par ses actes de langage et ceux d’autrui. La poésie de François David ne cherche pas à retrouver des mots perdus ; dans le corps à corps du rythme, des assonances et des allitérations, elle prend des mots de tous les jours pour les réinventer, disons, les remotiver. Il y a, chez François David, comme une nominéthique (3). Les jeux de mots à partir de la morphologie (hirondelle/hirondil), l’exacerbation du sens (un plafond ça fond…), le jeu sur la composition des mots (lunettes/lufloues), les assonances et anagrammes, néologie antonymique (paquebot/paquelait), la poésie nominale est une constante chez François David.
La nomination est mise au service d’un autre regard sur le monde qui vient opérer un réglage langagier de l’imaginaire du monde, réglage que rend tangible l’œuvre des illustrateurs. La verbigération est là pour ré-enchanter le réel par le partage des sens inouïs révélés par l’art poétique. C’est que, nommer, c’est partager, c’est faire entrer l’univers dans l’univers des autres ; inventer des mots, c’est étendre cet univers, c’est le pousser en expansion devant soi et devant les autres.
Toutefois, la nomination poétique s’élargit un peu de ces affirmations en ce qu’elle épouse la jouissance de la divination des jeux de sonorités ou de graphies. Dit autrement, la nomination poétique pose la gourmandise des mots pour éthique, pour nominéthique. La poésie renoue avec la motivation enchanteresse de significations, contre l’arbitraire des signes qui sclérose. Motiver les sens, c’est prendre langue avec le monde

La poésie, une propédeutique sociale à l’affinage des mots
Les linguistes nous apprennent combien il est commun que les mots aient des sens vagues pour chacun et chacune d’entre nous. En paraphrasant Jacques Charpentreau (4), disons, que nous traversons la vie en nous appuyant sur un à-peu-près du sens des mots. Dans A cloche-patte co-écrit avec Isabelle Grout, les deux poètes s’en amusent. Celle-ci , à qui on doit les tercets du recueil, écrit :
« Le perroquet s’orne
De pied-de-coq et de queue-de-pie
Aux grandes occasions » [CP]
et François David, auteur des quatrains :
« Ulule
quel étrange mot
presque autant que le chant
de la chouette » [CP]
Mais mesure-t-on assez que c’est de la jouissance des lettres articulées les unes aux autres, que c’est de la jouissance des sons et syllabes que, s’ingéniant à l’infini liberté de fouir le sens des mots ou textes, des syntagmes ou phrases, l’enfant se pénètre des conventions linguistiques pour être entendu, compris, écouté et comprendre lui-même les autres, savoir les écouter, savoir les entendre. La poésie nous enseignerait, alors, que tout commencement est un enchantement :
« J’ai trouvé ma bien aimée
A l’entrecroisement des chemins
Que font les lignes de la main
En la confiance du matin » [MB-A]
Et jouer sur les mots c’est déjà chercher à découvrir ce qu’ils recouvrent comme réalité (5)

La poésie d’entre les textes
Appartiennent, à cette réalité, des références aux poètes aimés que l’on trouve dans l’entre-texte. Toutefois, c’est davantage le lien qui va intéresser François David que la citation. La littérature doit être une invitation à l’écriture, et c’est ainsi que François David invite le lectorat à s’approprier les textes des autres, à les honorer, si l’on veut, en les poursuivant.
Tes mots sur mes mots repose explicitement sur cette conception. Ce recueil, donné sous forme d’objet en cuir pointe le palimpseste comme prolégomènes à l’écriture, à la manière dont l’imitation des mots d’autrui est prolégomènes à l’acquisition du langage oral. Cette préoccupation est quasi constante chez le poète. Papillons et mamillons est une invitation à trouver soi-même de nouvelles paires de mots. Mais on la trouve aussi, de manière plus suggérée dans des recueils qui semblent être exempts de sa présence.
Cette remarque s’appuie sur l’importance, chez ce poète de la sollicitation de l’autre comme tension constitutive de la réalisation de soi. N’est-ce pas, par exemple ce qu’on peut entrevoir dans Ma Bien-Aimée. Chaque phase du poème fait l’objet d’une double page en regard et surimposé à l’œuvre photographique de Marc Solal. On suit par le poème les fugitives émotions et les errants sentiments de l'amour. Le poème n'est point épique bien que poème d'une quête sans conquête. Entre les vers et leur image support s’installe l'incertain : l'amour n'est qu'incertitude à trouver l'écho de désirs et d'espérances enfouies. Grâce à la légèreté créée par la composition et les vers reposant tous deux sur l'impair, l'être amoureux s'imprécise dans l'indécis. Où se situe sa quête ? A l'écart de soi et c'est pour cela que l'amour est découverte de soi dans la découverte de l'autre :
« J'ai cherché ma bien-aimée
dans l'élancement du ciel bleu
sur la lune rouge qui émeut
mais je ne l'ai pas trouvée »  [MB-A]
L’autre est au cœur de la poésie, et Ma Bien-Aimée poursuit un poème de Jacques Prévert, Pour toi mon amour écrit en 1945 et paru dans Paroles. Nous voyons clairement ici que François David, comme nous l’avons souligné, s’intéresse aux liens que suscitent l’intertextualité et non à la citation.
On le voit, la tension de l’écriture vers l’autre est une composante de la nominéthique. L’exceptionnel recueil, Tes mots sur mes mots, s’offre avec générosité à la plume enfantine, faisant des écrits effeuillés, qui le constituent, une œuvre profondément réflexive. La modification du texte, le déplacement, le maquillage, la biffure, la surimpression sont des sources de créations nouvelles surprenantes, parfois, parfois versant dans la platitude, d’autre fois, dans l’éblouissement. Dans tous les cas, ce livre-objet, qui se crée par la créativité même de l’enfant, implique la relecture, la suscite, car une fois le texte écrit, l’enfant lit en associant les deux et l’exercice est plein d’intérêt. Rien ne l’empêche d’ailleurs, de barrer, de rayer, bref, d’aller vers le caviardage. Ce n’est finalement qu’approfondir le dialogue d’où est né le nouveau texte par association des deux textes, l’initial et le surimposé.

Conclusion
La poésie est action, véritablement car pratiquement. Elle est nomination dans la co-opération, dont celle de l’écriture proposée et libre dans ses modalités. Cela suppose une con-fiance. La connaissance est toujours reconnaissance (6). Combien cela est vrai pour les mots et le langage ! On ne s’embarque pas dans la poésie de François David « pour s’y taire » [P] mais pour y nourrir l’envie d’écrire. 
Philippe Geneste

(1) Bonnefoy Yves, Rimbaud par lui-même, Paris, Seuil, 1972, 190 p. - p.70.
(2) Charpentreau Jacques, Enfance, poésie, Les éditions ouvrières, 1972, 200 p. – p.45
(3) voir le blog lisezjeunessepg du 31 mai 2015 Nominéthique ou l’art des mots de François David à propos de David François, Papillons et mamillons, illustré par Henri Galeron, mØtus, 2015, 80 p. 11€
(4) Charpentreau, Jacques, Enfance et poésie, paris, Les éditions ouvrières, 1972, 200p. – p.52 : « il est très difficile de savoir ce qu’évoque à peu près chaque mot ».
(5) David François, Les Bêtes curieuses, illustrations d’Henri Galeron, MØtus, 2011, 64 p. 12€  et [BC]
(6) voir André Jacob, Esquisse d’une anthropo-logique, Paris, CNRS éditions, 2011, 239 p. et Patrick Tort, Sexe, race et culture, conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2014, 108 p.



16/08/2015

L’innocence ou des mots païens

Le blog de cette semaine propose la première partie d’une étude portant sur l’œuvre poétique de François David, auteur majeur de la poésie contemporaine destinée à l’enfance. Nulle part mieux qu’en poésie, nous ressentons la ténuité de la distinction entre littérature de jeunesse et littérature enfantine. Nulle part mieux qu’en poésie, trouvons-nous meilleur terrain d’expérience pour l’ouverture des aires imaginaires à l’inépuisable soif du monde. Une des volontés de François David est d’associer les images (photographies, œuvres graphiques, peintures, dessins) à l’œuvre non pour remplacer du texte, non pour illustrer le texte, mais pour l’interpréter ou à l’inverse être interprétée par lui. La poésie y approfondit son rapport privilégié à l’image, aux figures et aux tropes, grignotant de nouveaux terrains d’écriture, mais toujours dans la simplicité. Car le sens de la poésie, François David semble le trouver dans la force d’incitation à écrire, dans l’invitation faite aux lecteurs à prendre la plume, à poursuivre l’élargissement –libération autant qu’agrandissement- de l’espace imaginaire. Ecriture de l’espace, la poésie de François David est réflexion obligée du langage sur lui-même.

David François, Ma bien-aimée, illustrations de Marc Solal, MØtus, 2006, 42 p. 12€ [MB-A]
David François, Bouches cousues, illustrations d’Henri Galeron, Møtus, 2010, 72 p. 10€ [BC]
David François, Les Croqueurs de mots, croqués par Dominique Maes, Møtus, 2014, 70 p. 10€ [CM]
David François, Passage, illustrations de Consuelo de Mont-Marin, Les Carnets du Dessert de Lune, 2014, 70 p. 10€ [P]
David François, Papillons et mamillons, illustré par Henri Galeron, mØtus, 2015, 80 p. 11€
David François & Grout Isabelle, A cloche-patte, éditions La Renverse, 2015, 70 p. 13€ [CP]


François David use des « mots de la poésie naïve qui savent dire si bien les réalités absolues » (1) ; il offre un âge d’or de la poésie qui serait aussi celui des mots, âge d’or continûment itéré dans l’histoire pour l’unique raison que ce sont les enfants qui sans cesse le réitèrent, à chaque nouvelle naissance au monde.
Le pourquoi des mots ?
Dans les mots, le réel ne se dissout pas plus que les mots ne se réduisent au réel qu’ils sont censés désigner. Les mots, voire leurs éléments sémiologiques formateurs réunis, syllabes et sons, graphies, proposent toujours un sens où le sujet se pose parfois en décalage. Et c’est cette expérience que fait revivre une certaine poésie, la poésie du mot en particulier, moins cérébrale que la poésie syntaxique mais au fondement de toute poésie. Les illustrations, qui proposent des personnages humanutopiques, adhèrent au projet, s’y confondent, propos nouveau lui-même itéré d’un certain type d’illustrations, toutefois moins institué que la poésie des mots. L’illustration aux dessins de traits en gris et blanc, porte à une u-topie, vers un monde sans référence spécifique sinon humaine. La poésie dépayse, elle porte en avant du temps présent et c’est la fonction de l’illustration de nous le dire. En cela, il n’y a pas redondance entre le texte et l’image même si l’image est généralement en liaison étroite avec le texte. Mais elle n’est pas que cela. Les croqueurs de mots ont fini par en épouser anatomiquement la fantaisie jubilatoire Les mots, par le maniement desquels, la conscience grandit  chez l’enfant d’être au monde, d’appartenir au monde à condition de les faire siens (« tout comme / un mot dit / maudit mot… » [MC]).
Le comment de la poésie ?
Les mots sont empreints de la voix des autres et ils sont aussi des réponses (2) :
« J’ai regardé
dans “émotions”
et j’ai vu
qu’il y avait “mot”
ça m’a ému » [CM]
Le poème se fait mot, ici, en ce qu’il dévoile ce qui est tapi, caché dans le mot émotion. Il joue sur une transparence perdue par la vue des locuteurs trop habitués à l’usage du langage. Or, la poésie à l’instar du mot est passage, passage d’une représentation à une expression qu’on souhaite être son expression ce qui n’est pas sans rapport avec la mort, thème unique du recueil Passage de François David et Consuelo de mont-Marin :
« enfin passons
Manière de parler
Ou de ne plus rien dire » [P]

Vaincre la réticence à la poésie
Dans notre univers étouffé par la chape de plomb de l’urgence, de l’exposition de soi dans l’éphémérité de la communication, la poésie affronte une réticence immédiate car elle requiert la patience d’entrer dans la culture écrite, dans des mots en décalage de leur emploi normé. La poésie le dit, avec véhémence et parfois drôlerie : « ce n’est pas du bavardage, ce n’est pas du caquetage, pas du papotage, ni du délayage ni du jabotage (…) » [BC]. La poésie, c’est d’abord un dialogue, la voix du poète est entendue, il ne se cache pas derrière un narrateur, il est là, avec le lecteur qui, lui aussi se fait entendre à lui, notamment dans la poésie d’humour si légère de François David et que soulignent des dessinateurs comme Galeron et Maes y prenant prétexte pour tirer le texte vers un surréalisme malicieux des mots de tous les jours. Car il y a grande simplicité dans l’œuvre de François David, et comme toujours chez nombre de poètes des mots (et non de la syntaxe ou du texte lui-même), la simplicité se fait profondeur poétique :
« On a peur
Tellement peur de dire
Alors on parle
On parle on parle on parle
On parle tant
Et plus »[BC].
Philippe Geneste
… à suivre…
Notes
(1) Bonnefoy Yves, Rimbaud par lui-même, Paris, Seuil, 1972, 190 p. - p.70.

(2) Charpentreau Jacques, Enfance, poésie, Les éditions ouvrières, 1972, 200 p. – p.45

09/08/2015

Un conte à contre-peur

Diallo Mamadou, Diabou Ndao, illustré par Vanessa Hié, Syros, 2015, 30p. + CD, 15€90
Le texte est disposé Sur Les illustrations magnifiques, réalisées par Yanessa Hié, figurent un monde d’onirisme où les figures géométriques des paysages et des personnages signalent autant le merveilleux du genre du conte que l’absolue vérité des sentiments et situations affectives relatées. Le texte de Mamadou Diallo se surimpose sur ces images, petits cailloux de lettres qui cheminent en un récit.
Diabou Ndao propose une réinterprétation du constat de la science des traditions orales des sociétés traditionnelles selon lequel « l’éducation des enfants » « se faisait par la crainte et l’ironie » (1). Ici, les parents ont beau chercher à terrifier la petite Diabou Ndao, l’avertir de la venue du lion qui va la dévorer, rien n’y fait. L’enfant est boulimique de gnioules, ces noix de palmier qu’elle croque nuit et jour. Elle demeure ainsi, « dans la grande cour de la maison », insatiable, d’une gourmandise inextinguible… Elle brave le danger mais d’abord elle brave l’autorité des adultes et de ses parents ; elle met en échec la loi sociale de son éducation.
Pourquoi parler d’une réinterprétation ? observons ce passage où l’enfant traverse le corps du lion puis le lion le corps de l’enfant, sans fin, l’une et l’autre s’entre-dévorant, de manière cyclique, en boucle, si on veut, c’est-à-dire sans aucune avancée. Il n’y a pas de nostalgie d’un milieu intra-utérin, paradis perdu du sein maternel ; les psychanalystes y seraient pour leur frais théoriques. Non, ici, le conte est joyeux ; l’enfant rit à gorge déployée sur la couverture comme à l’ultime page du livre. Et elle rit en se tenant le ventre, elle a mal au ventre de rire, encore cette ironie du conte de dévoration heureuse qu’est Diabou Ndao ! Mais, si elle ne dort pas, n’est-ce pas parce qu’elle est envahie d’une crainte, d’une angoisse ? L’interprétation est tentante qui permettrait de ramener le conte à un schéma convenu d’interprétation. Mais il n’en est pas ainsi. Observons encore ce même passage.
Quand le lion se présente à elle pour l’engloutir, Diabou Ndao se précipite dans sa gueule pour en ressortir de l’autre côté, sous la queue et à son tour avaler le lion qui ressortit par son derrière, qui l’engloutit de nouveau, elle qui, une fois ressortie va l’avaler à son tour puis le conserver dans son ventre, en se bouchant le derrière… C’est un jeu. La dévoration est un jeu, voilà pourquoi elle ne fait pas peur. Et ce jeu, qui repose sur l’inversion des situations, avalement puis excrétion etc. semble modeler un univers sans progression, sans évolution. L’enfant, en effet, reste enfant, mais en se défaisant de l’emprise parentale et sociale. A la dernière scène, elle va terroriser tout un marché : elle va se déboucher le derrière et le lion va jaillir : alors les hommes et les femmes qui lui faisaient la leçon vont s’enfuir, paniqués autant que le lion qui sort du village sans demander ses restes.
Voici donc une enfant qui ne se construirait pas par la peur, mais par la perpétuation du plaisir libre de manger à sa guise, de se goinfrer des amandes du palmier. Comment comprendre ces allers-retours à travers les corps du lion et du sien propre ? Nous l’avons dit, le corps de l’enfant n’en sort pas transformé. Diabou Ndao n’est pas un récit d’apprentissage. C’est un récit de liberté. L’enfant n’est pas plus mature au début qu’à la fin, mais il fait triompher l’ironie, fait tomber les croyances cultivées par la société adulte, se rit des règles de la tradition. Pourquoi alors ne grandit-elle pas, cette enfant ? Tout simplement, parce qu’elle veut jouir de sa liberté, cette liberté que lui offre de vivre l’univers enfantin, non soumis aux conventions sociales. Si notre interprétation est juste, Diabou Ndao se donne à lire comme un hymne à l’enfance, comme une boulimie des nuits et des jours à gloutonner sans entrave ! Il s’agirait de se débarrasser des phantasmes sociaux persécutants, de la peur qui fragilise nos volontés d’agir. Il n’y a pas de monstres à vaincre, il n’y a rien à vaincre, il y a juste à vivre son enfance sans se soucier de grandir… Une leçon qui sonne avec force à une époque où la volonté sociale est de grandir l’enfant en adulte miniature, à le forcer comme on donne de l’engrais à une plante pour qu’elle produise davantage de fruits. Diabou Ndao deviendrait l’antidote contre ces rêves d’adultes, le cri de ralliement des enfants en quête d’enfance libre, en quête de liberté vive
Philippe Geneste

(1) Van Gennep cité par Nicole Belmont, Mythe, conte et enfance. Les écritures d’Orphée et de Cendrillon, Paris, L’Harmattan, 20110, 344 p. – p.168

02/08/2015

Histoire, psychologie stéréotypies

Lamoureux Sophie, Les Légendes noires. Anthologie des personnages détestés de l’Histoire, illustrations de Virginie Berthenet, 2015, Casterman94 p. 16€95
De l’hérétique Akhenaton en passant par le Prince noir (Edouard Plantagenêt dit de Woodstock) à la fiscalité impitoyable, de Louis XI à Napoléon Ier , de Gengis Khan à Torquemada, d’Attila à Raspoutine, de Néron à Robespierre, d’Hitler à Mc Carthy, de Judas à Staline, de Mussolini à Franco, d’Oliver Cromwell à Pétain, de Vlad III Dracul à Talleyrand, de Custer au général Joffre etc. les légendes noires de l’histoire défilent dans cet ouvrage fort bien documenté, agréable à lire, non machiavélique –si on ose dire- car explicitant à chaque fois les raisons liées à l’exercice de l’autorité et au vertige qu’il procure, qui ont amené ces personnages à la tyrannie, au massacre, à la jouissance sadique dans le crime. C’est un intérêt de ce volume de montrer que derrière la mythologie nationaliste des grands hommes, derrière les diabolisations des versions officielles des faits historiques, se cachent la réalité macabre du pouvoir. Pour y accéder, il s’agit de démêler le vrai du faux. Il faut souligner que la vertu de l’œuvre de Lamoureux est de démontrer qu’il serait vain de rechercher dans la glyptothèque des hommes (presque que des hommes) de pouvoir, il n’y a pas d’un côté le mal et de l’autre le bien. Racontant la genèse de leur puissance, Les Légendes noires invitent à penser la notion centrale du pouvoir, notamment du pouvoir d’Etat ou royal ou de chef d’armée : « Morale et vérité suivent donc deux chemins distincts, mais les dirigeants se sont toujours efforcés de les confondre » annonce l’introduction. Respectueuse de ses lecteurs et lectrices, l’autrice donne une succincte bibliographie des livres par elle utilisés et esquisse une « petite galerie de méchants contemporains » en fin d’ouvrage.
Deroin Christine, Mon Frère n’est plus connecté dans sa tête. [La schizophrénie], oskar éditeur, 2015, 110 p. 12€95                           pour les 12/16 ans
L’ouvrage est composé d’un récit de Christine Deroin et d’un entretien avec Guy Benamozig. Le récit est celui d’une collégienne qui voit son frère tomber peu à peu dans la schizophrénie. La jeune fille et ses parents vont réagir avec leurs sensibilités respectives, avec les stéréotypes, aussi, qui courent sur cette maladie. Là est l’intérêt du livre qui permet de suivre le parcours de conscience de Mathilde mais aussi l’évolution des parents face à cet être qui se coupe d’un monde où il ne trouve plus intérêt à vivre. Bien sûr c’est le rapport à la différence qui est ici abordé, mais très précisément sur la schizophrénie, sans l’approximation tant régnante en littérature de jeunesse. Christine Deroin pose avec acuité la problématique de l’autre : « Voilà ce que je vais dire à l’infirmière : je dois garder ma dignité et ma dignité est de ne pas rejeter mon frère » (p.58). Mathilde et ses parents vont ainsi, peu à peu remettre Jules, le frère, le fils, dans un champ rationnel se permettant à eux-mêmes de mieux l’aider mais de vivre leur vie avec lui. L’ouvrage étudie, tout d’abord les signes avant-coureurs, ici le cannabis pris de plus en plus fréquemment, l’hygiène, l’isolement. Puis il aborde la question de la médicamentation, de la prise en compte des troubles associés, des hallucinations, de la définition de la maladie mentale, de l’ascendance qui se confirme dans la schizophrénie, pour déstigmatiser une affection souvent prise pour symbole de la folie.

Philippe Geneste