Anachroniques

31/12/2016

De l’enfant et du livre jusqu’au ciel de 2017

aranda, Daniel (textes réunis par), L’Enfant et le livre, l’enfant dans le livre, L’Harmattan, 2012, 223 p. 21€50
Ces actes d’un colloque sont partis du constat que « tout se passe comme si l’enfant objet du  livre et l’enfant sujet du livre étaient deux notions distinctes mais indissociables ». Par exemple Eric Auriacombe montre, à travers Harry Potter et Peter Pan que « l’auteur adulte injecte des éléments infantiles dans la figure du héros qu’il élabore, produisant ainsi des fantasmes “prêts à porter” dont le lecteur enfant va tirer parti » (p.12). On trouve dans ce volume une étude sur le statut ambigu du Petit Nicolas, les figures d’Alice et de Zazie, l’analyse des trois petits cochons, une étude fouillée de Sa Majesté des Mouches de Golding et de L’Ecole emportée de Umezu, deux contributions passionnantes sur la littérature de jeunesse italienne et sur l’album en Suède, une analyse des romans préhistoriques. Tous les textes sont rigoureux et faciles d’accès.

aBeau Nathalie, Raconte-nous encore une histoire. Pourquoi lire 80 classiques du Père Castor ? Père Castor – Flammarion, 2016, 96 p, 15€
A la sortie de la première guerre mondiale, le monde éducatif connaît une certaine effervescence autour des interrogations pédagogiques autant qu’éducatives. Les manuels et livres proposés aux enfants apparaissent trop étroitement pesants d’idéologie et de moralisme, sauf quelques exceptions. Les années vingt vont voir éclore les pédagogies coopératives, celles des centres d’intérêts, des groupes de besoin, les pédagogies socialistes, la tradition des expériences libertaires, la république des enfants de Korczak, les recherches expérimentales de Montessori, le développement de la conception éducative de Dewey, la création d’écoles sous l’égide de Decroly, le départ fulgurant de la psychologie des enfants avec notamment Jean Piaget etc. C’est dans cette effervescence qu’un jeune éditeur, Paul Faucher (1898 - 1967) se lance dans des expérimentations éditoriales. Chez lui, la préoccupation éducative est déterminante. Il est très influencé par le pédagogue tchèque, Frantisek Bakule (1877-1957), sous l’égide des conceptions duquel il fonde en 1927, chez Flammarion, la collection éducation qui diffuse les travaux du courant de l’éducation nouvelle. Il trouve échos auprès des bibliothécaires qui font vivre les toutes récentes bibliothèques de prêt pour les enfants, mais aussi dans les revues syndicales et pédagogiques, comme L’école émancipée. En 1931, Paul Faucher lance une ligne éditoriale d’albums pour la petite enfance. Le département du Père castor, nom emprunté à la tradition des totems du scoutisme, chez Flammarion, est né. Il travaille avec deux artistes russes : Nathalie Parain et Fédor Rojankovsky. En 1941, il publiera Michka qui sera le best-seller de ces albums.
Comme le dit Nathalie Beau, les albums du Père Castor rassemblent des adaptations de contes classiques, des contes issus de la tradition populaire, des contes modernes, devenus aujourd’hui des classiques, des récits animaliers. L’autrice passe en revue quatre-vingt albums, elle en raconte l’histoire, en cerne la problématique, en livre des détails de création parfois, fait le lien avec d’autres albums. Autant dire que ce livre bellement édité est une ressource pour qui cherche à connaître la teneur des albums ou pour la personne qui veut étudier tel ou tel album. Ce qu’on peut regretter, c’est l’absence d’une bibliographie et l’absence d’un historique plus fourni qui aurait permis de mettre en perspective cette collection. L’index des auteurs des albums et celui des titres sont en revanche une aide intéressante pour les lecteurs qui souhaitent recouper les informations éparses égrenées de recension d’album en recension d’album. Un livre que toute bibliothèque et toute bibliothèque d’école ne manqueront pas de se procurer. Et les lecteurs et lectrices intéressé.e.s y trouveront matière à réfléchir sur une aventure éditoriale pionnière.

Cannat Guillaume, Le Ciel à l’œil nu. Mois par mois les plus beaux spectacles en 2017, Nathan, 2016, 144 p. 19€90
Voici le rendez-vous annuel des éditions Nathan, avec le ciel et les astronomes amateurs ou professionnels. Ce livre de vulgarisation scientifique, réalisé chaque année par le journaliste Guillaume Cannat, propose aux lecteurs de se repérer dans le ciel, de janvier à décembre 2017. Plus de soixante rendez-vous crépusculaires ou nocturnes entre les planètes, le soleil et la lune sont présentés avec un schéma détaillé, des conseils pour les observer. Avec ses nombreuses cartes, quelques cent cinquante illustrations, schémas photographiques, dessins, on ne peut nier l’intérêt d’un tel ouvrage à manier avec les enfants et à mettre dans les mains des adolescents. Surtout que des gros plans encyclopédiques permettent de découvrir ou redécouvrir les bases de l’observation des astres, un domaine sur lequel cette édition 2017 met plus particulièrement l’accent. Le tout est renforcé par les encadrés mythologiques, astrologiques et pratiques. Le début de l’ouvrage comprend un nouveau cahier qui réunit les informations utiles pour l’observation du ciel. Un site web est associé au livre qui apporte des informations complémentaires. 

Philippe Geneste

23/12/2016

Parce que c’est beau, un livre

Shireen Nadia, Le Manchot empereur, Milan, 2016, 10 p. 5€90 ; Shireen Nadia, Le Phoque, Milan, 2016, 10 p. 5€90 ; Shireen Nadia, Le Renard polaire, Milan, 2016, 10 p. 5€90 ; Shireen Nadia, L’Ours polaire, Milan, 2016, 10 p. 5€90 ;
Ces quatre ouvrages ouvrent une nouvelle collection chez Milan, « Animaux en forme ». La couverture épouse la forme stylisée de l’animal traité par l’album documentaire destiné aux tout petits. Le livre découpé est fait d’un carton doux au toucher. Une caractéristique des mœurs de l’animal fait l’objet de chaque double page et ce n’est qu’à la fin que le livre dévoile le nom désignant l’animal figuré. La nouveauté est surtout, ici, de faire par le format découpé un livre objet pour entrer dans la lecture.

Baylet Ella, Une Journée dans la savane, Gallimard jeunesse, 2016, 32 p. 13€50
Voici un album animalier documentaire qui met en récit la journée d’un lionceau. Dans un monde qui se veut apaisant pour l’enfant, la figure du lionceau qui tète sa mère permet d’évoquer un animal prédateur sans montrer la violence de la chasse et de la recherche des proies par la troupe des lions à laquelle il appartient. C’est un subterfuge intelligent, mais qui amoindrit la portée documentaire de l’album. Reste alors la fiction, avec ses belles pages illustrées, pleines de douceur, où on croise le gnou bleu, le galao à bec rouge, l’outarde kori, le zèbre, la spatule africaine, le phacochère, le Bucorve du sud, la girafe, l’ibis, l’oréotrague, l’écureuil de barbarie, le vervet, l’agama, le flamant nain, la pintade de Numidie, l’autruche, le buffle d’Afrique, la gazelle de Thomson, le lycaon, le babouin, le jabiru, le patas, la grue royale, le messager sagittaire, le marabout d’Afrique, le rollier à longs brins, le rhinocéros noir, le renard à oreilles de chauve-souris, le chacal à chabraque, le pangolin de Temminck, le caracal, le vautour charognard, la mangouste à queue blanche, la hyène rayée, la hyène tachetée, de grand-duc de Verreaux, la civette africaine, la roussette paillée, le calago du Sénégal, le cuib harnaché, le serval, le canard à bec jaune, le porc-épic à crête, l’oryctérope, le léopard, le lièvre de la savane, le pedete, le protèle. Evidemment, seule une exploration avec l’enfant peut l’amener à s’ouvrir à la variété des espèces. Le livre se fait alors livre d’observation, livre des désignations. La lecture accompagnée s’impose pour un tel album documentaire. Destiné aux enfants de 3/6 ans.

Baylet Ella, Une Journée en Antarctique, Gallimard jeunesse, 2016, 32 p. 13€50
Ce documentaire animalier à la forme du récit de vie d’un petit manchot Adélie femelle, vise à faire découvrir les animaux de la banquise en Antarctique : manchot empereur, goéland dominicain, chionis blanc, labbe de Mc Cormick, albatros à sourcil noir, pétrel géant, gorfou, manchot papou, albatros hurleur, pétrel antarctique, fulmar argenté, prion de la désolation, sterne couronnée, cormoran impérial, pétrel des neiges, manchot royal, damier du cap, manchot à jugulaire, ross scal, calmar verruqueux, marsouin à lunettes, baleine à bosse, phoque de Wendell, léopard des mers, éléphant de mer du sud, légine arctique, dauphin sablier, clamar des glaces, bérardie d’Arnaoux, dauphin sablier, baleine e Minke, calandre antarctique, phoque crabier, orque, krill antarctique, otarie à fourrure. Comme pour le précédent, la lecture se doit d’être accompagnée par l’adulte afin que l’album révèle toute sa richesse à l’enfant qui, ensuite, trouvera un plaisir renouvelé à chercher tous ces animaux.

Minne Nathalie, Le Petit Voleur de mots et autres histoires, Casterman, collection les albums, coffret de trois albums souples, 2015, 13€95                                de 4 à 8 ans
Les trois ouvrages qui composent ce coffret sont magnifiques. Ils nous parlent avec poésie, -une poésie graphique, plastique et picturale autant que littéraire-, de thèmes structurant la vie humaine : le temps, le langage, l’amitié.
L’intelligence de Nathalie Minne est de procéder, pour chaque fiction, par unité de temps, unité de lieu et unité d’action. On suit un personnage, aussi peu personnage que peut l’être une création plastique à forme humaine, mais si attachant !
La délicatesse de l’écriture, aux accents philosophiques, permet de tisser le récit en contrepoint d’un travail graphique hors pair. Certes les œuvres y perdent un peu en regard du format initial (17cm x 23 cm contre 28 x 36cm dans la première édition), mais elles y gagnent par la présence des trois ouvrages, les mettant ainsi en une perspective de cohérence narrative. Les paysages sont réalisés en empruntant aux effets d’un dessin géométrique, du collage, avec des couleurs rarement vives, et des surfaces grattées, griffées, offertes aux graffitis.
Nathalie Minne ne procède pas par contraste de couleurs, mais par contraste d’atmosphères, ce qui rend son œuvre graphique figurative, alors qu’elle ne l’est pas vraiment. Sur les grands tableaux qui forment les doubles pages, se sur-impriment parfois, toute une nébuleuse de dessins constellatoires minutieusement réalisés par pointillés blancs, sur fond noir ou sombre. Des motifs divers captivent l’œil, le menant de-ci de-là dans l’espace des pages offertes à la lecture. Les personnages sont géométriques, stylisés, naïfs. Ils évoluent dans un décor foisonnant.
Pourtant, par l’effet des couleurs et de la structure des dessins, de leurs compositions, les tableaux installent le calme voire un effet de vide spatial. C’est que Nathalie Minne travaille sur la suggestion plutôt que sur l’illustration. Par exemple, dans Le Petit voleur de temps, le dimanche, les deux enfants ne se verront pas, alors, les feuilles des arbres qui tombent prennent la forme de larmes, suggestion de la tristesse qui envahit le cœur de deux petits, et présente dans une partie seulement de la double page.

Makoso Jean-Pierre, Zoé, traductions Muän Mâ M’kayi, illustrations Shavon Hsiao-Fen Nawrocki, L’Harmattan, collection contes des 4 vents, 2015, 32 p. 9€50
Ce conte trilingue, français, vili, anglais, se présente sous la forme d’un chant accompagnant la danse de la guérison à laquelle s’adonnent les personnes âgées et sages, les ancêtres, et les guérisseurs et guérisseuses. La petite Zoé, cinq ans, va ainsi suivre  les adultes dans la forêt et va les surprendre s’adonnant à ce rite du Congo-Brazzaville. Ecrit avec rythme, le conte est illustré avec une grande sensibilité par Shavon Hsiao-Fen Nawrocki. Les peintures laissent transparaître un travail de matière sur les couleurs profondes. Ce qui apparaît comme des gouaches illumine certaines pages pendant que des onomatopées colorées répètent le sens du texte dans l’image ou la mise en page. Alliant gros plans et plans moyens avec quelques rares plans généraux, l’album permet aux jeunes lecteurs et lectrices d’épouser le point de vue de Zoé, cachée dans les feuillages. Alors que tous les personnages sont en mouvement, l’héroïne reste immobile, accueillant la mémoire d’un rite qui fomente son désir de grandir. Conte intergénérationnel, Zoé met la vieillesse au centre de la préoccupation enfantine, une vieillesse vue, non pas sous l’angle de la maladie, mais sous celle de la vie retrouvée, de la transmission des savoir-vivre des peuples bantou, langue parlée en Afrique centrale, au Congo-Brazzaville, au Congo-Kinshasa, au Gabon et en Angola. Cet album trilingue est une des plus belles réussites de cette collection, unique en son genre, de chez L’Harmattan.

Charton Ariane (textes choisis et présentés par), Le Goût de la Toscane, Paris, Mercure de France, 2016, 114 p. 7,80€
Florence, Porte Vichio, Tour de Pise, Piazza del Campo, un paysage nourri de représentations de la Renaissance, plaines et vallées, l’Ecole siennoise du XIIIème au XVème siècle, un espace de dialogue entre les couleurs. La Toscane, c’est aussi Malaparte, Dante, on y entend les voix de Dumas, Barrès, Larbaud, Bourget, Gracq, Butor, Duras,  surtout, … Le livre est découpé ainsi : les paysages, la ville toscane (une anthologie où se croisent le président Charles de Brosse, Montaigne, d’Annunzio, Michelet, Stendhal, Berlioz, Gautier…), l’être toscan où l’art, la langue, et les caractères sont convoqués, entre « décor étrange de silence, d’eau et de pierres » et le « bondissement de vie » (Camus).

Macleod Robert, Le Monde des Vikings, Gallimard jeunesse, 2016, 80 p ; 19€95
Voici un somptueux ouvrage de grand format (270 x 304). L’auteur s’implique dans le documentaire en partant de sa lignée familiale. Le récit et les présentations incluent, nous dit l’auteur, des extraits du journal du grand-père, passionné par l’histoire des vikings. Tout commence avec une chronologie et une carte de la terre des vikings, auxquelles on se réfère régulièrement au cours de la lecture. Ensuite vient un foisonnant documentaire qui nous renseigne sur l’histoire de ce peuple multiple, et sur les sources qui nous permettent de l’approcher avec instruction. Bien sûr, ce sont leurs explorations hors de leurs terres qui cumulent un grand nombre de pages. On entre alors dans le mode de vie, au cœur des mœurs, le tout entrecoupé de portraits de personnages clés. Macleod fait aussi une part importante aux mythes, légendes et traditions qui aident le lectorat à sortir des représentations convenues et figées –les raids sur les côtes britanniques et celles de la France carolingienne– pour s’interroger sur l’histoire même de l’Occident. Un livre instructif bénéficiant d’un travail éditorial qui le valorise. 

Philippe Geneste

18/12/2016

Le livre est un cadeau

La Grande encyclopédie visuelle, Gallimard jeunesse, collection Les yeux de la découverte, 2016, 360 p. 24€95
L’ouvrage est d’abord un magnifique objet de beau format (254x306) qui traverse tous les domaines de la connaissance, organisé en un classement thématique et avec un index qui rendent aisée toute recherche. C’est une encyclopédie visuelle parce qu’elle repose sur 10 000 images, schémas et cartes assortis de légendes explicatives ou informatives. Elle procède par planches, qui fourmillent d’observations et d’informations savamment réparties dans le légendage. Chaque double page propose un domaine de savoirs. Cent cinquante planches thématiques sont classées en six grands chapitres : science et technologie, nature, géographie, culture, sport, histoire. L’essentiel des informations est donné par des infographies, dessins en coupe, chronologies, biographies. Qu’une telle somme soit accessible à 24€95 est aussi à souligner. C’est un sommet de cette collection, qui fait du savoir la centralité de la connaissance du monde, des autres et de soi. Ce volume est un point d’orgue eu égard à la collection où il paraît et qui s’adresse aux enfants à partir de 9 ans.

Blain Christophe, Les Deux Arbres, Casterman, 2016, 32 p., 13€95
Cet album est illustré par des peintures à couleurs chaudes. Avec leurs traits de contour prononcés et ostensiblement présents sous la couleur qui les déborde, les dessins sont stylisés mais, pour les enfants,  immédiatement accessibles. Le format italien rend la lecture confortable dès trois ans.
Cet album est paru en 1997, sa réédition rencontre l’actualité tragique d’une terre qui se hérisse de murs séparateurs des peuples, de murs qui brisent les liens humains. C’est exactement l’histoire de ces deux arbres, un grand et un petit ; un petit qui deviendra grand, que le hasard de la propriété chez les êtres humains va séparer de l’autre par un mur. Mais, par leurs branches et leurs feuillages, tous deux vont déjouer la séparation et ils se rencontreront de nouveau, par-dessus le mur, rassemblant tout un peuple d’animaux, accueillant une vie d’harmonie. Cette allégorie des temps modernes est à faire lire et relire aux enfants.

Corr Christopher, La petite maison de bois, Gallimard jeunesse, 2016, 40 p. 14€
L’ouvrage, par son titre, fait un clin d’œil à un roman classique de la littérature de jeunesse (La Petite maison dans la prairie de Laura Ingalls Wilder), mais c’est plutôt aux Musiciens de Brême qu’il doit être rapproché ou encore à Michka. C’est une ode à la solidarité qui se détermine par le partage d’un lieu. La maison, espace commun, rend chaque animal plus fort, plus vif, suscite chez chacun plus d’interrogation d’agilité d’esprit. La réciprocité est interrogée, au cœur de ce partage du lieu à soi qui repousse le terme de propriété. Faire confiance aux pairs et aux autres c’est leur permettre de s’enrichir de soi, de son espace, mais aussi les insérer dans l’intérêt commun d’une vie de groupe qui devient vie du groupe. De l’intérêt à on passe à la coopération pour. L’amitié n’a donc rien de spontané ou d’inné, c’est une construction en complicité, c’est le fruit d’une culture où la confiance (principe de la réciprocité) renforce les liens de solidarité portés par la coopération (principe de l’action). Ce livre au style psychédélique naïf porte un sens peu commun en littérature de jeunesse, en laissant se dérouler jusqu’au bout le  récit sur ses seuls ressorts initiaux.

Berri Juan, Mercredi, traduit de l’espagnol Amaia Garmendia, Steinkis, 2016, 128 p. 15€
Voici une très belle œuvre graphique pour les 9/15 ans. L’histoire repose sur la figure de la contigüité des événements et sur la mise en abyme des péripéties. Elle débute au matin, sur une ville dans laquelle le lecteur va pénétrer et se termine le soir, dans la même ville. Entre temps se passe la fiction qui enchaîne, avec un vraisemblable sans logique, des actions tonitruantes pleines d’humour. Au début, la succession des récits est motivée mais, très vite, finit par se créer des récits alternatifs articulés par leur seul moment de passage à l’intérieur du récit premier. On a alors l’impression d’un chassé-croisé joyeux et nonsensique. L’adhésion des lectrices et lecteurs est assurée par la présence de personnages du peuple évoluant à l’intérieur d’un univers quotidien. Bien qu’en couleur, l’album reste minimaliste et volontairement proche des personnages. Cette bande dessinée propose ainsi une réflexion sur la vie, hissant les banalités du quotidien et des routines au rang d’événements passionnants parce qu’œuvre de l’humain.

Vecchini Sylvia, Gaspard et Berlongot. L’endroit rêvé, dessins de Sualzo, Jungle jeunesse, 2016, 40 p. 9€95
Jungle et Steinkis se lancent dans la BD destinée à la jeunesse. Gaspard et Berlongot est une fable animalière humoristique. L’histoire procède par un développement cumulatif de récits, selon un enchaînement porté par le hasard. Chaque histoire s’ancre dans la précédente, d’où l’effet d’accumulation assez arbitrairement motivé par la structure elle-même. L’effet de sens est drôle mais la fiction rencontre une composante du monde enfantin, celui du désir d’un monde rêvé, immédiatement accessible. La littérature comble ce désir, pour le plus grand plaisir du tout jeune lectorat.

Dawey Owen, Requins, Gallimard jeunesse, 40 p. 14€90
Owen Dawey est l’illustrateur de ce très bel ouvrage. Il est spécialisé dans une illustration un peu ancienne, vintage, qui sied particulièrement à ce qui relève de la présentation naturaliste de la vie des animaux. Ici, ce sont les espèces de requins qui sont détaillées. On sait que le Sri Lanka, les îles Maldives et les îles Fidji demandent une restriction commerciale face à la surpêche de requins. Ils sont cent millions à être tués chaque année. A cela s’ajoute la destruction progressive de leur habitat naturel. On estime à un quart des espèces menacées, raies et requins confondus…
Aussi, cet ouvrage tombe à merveille, pour attirer l’attention sur la variété des espèces. Cinq cents sont connues. Le livre en présente pas mal : requin-bouledogue, requin aveugle des roches, requin dormeur nekozame, ange de mer de sable, requin-scie à long nez, requin marteau… les petits et les gros, défilent au fil des pages en papier recyclé. Le poisson pilote et le rémora, qui servent au requin pour lui enlever des parasites et vivent donc en symbiose avec lui, sont aussi approchés. Les mécanismes de la reproduction, ceux de l’alimentation sont évidemment présents. Une double page évoque des histoires de requins fameuses ou traditionnelles, alors que la fin du livre est consacrée aux risques d’extinction de certaines espèces. Un index des 49 espèces présentées clôt l’ouvrage excellent et d’un soin éditorial qui en fera un beau livre cadeau.

Philippe Geneste  

11/12/2016

Un rêve ésotérique d’immortalité

NOËL, Alyson, Eternels. Tome 1 : Evermore, Michel Lafon poche, 363 pages, 7 euros.

            Ever est une adolescente comme les autres… Ou presque. En effet, depuis l'accident de voiture où ses parents et sa petite sœur de douze ans, Riley, ont trouvé la mort, il lui arrive des phénomènes étranges. Lors de l'accident, Ever aurait vécu selon les médecins une « EMI » ou Expérience de Mort Imminente. Depuis, Ever ne peut plus avoir de contacts physiques avec une personne sans ressentir intensément ses émotions, ses peines… Elle lit également les pensées des gens et voit leur aura, c'est-à-dire un halo de lumière coloré émanant d'eux. Chaque couleur désigne un ou plusieurs états d'esprit particulier (par exemple, le violet représente la pensée, la sagesse ou encore l'intuition). Au début du livre, la signification de la couleur des différentes auras est donnée. Le problème est qu'Ever ne contrôle pas ce don et qu'elle entend constamment les pensées d'autrui, quitte à en être submergée. Mais ce n'est pas tout. Ever voit également des personnes décédées qui sont « coincées » sur Terre (ce qui n'est pas le cas de ses parents qui sont « de l'autre côté », c'est-à-dire dans le monde réservés aux défunts et qu'elle ne peut donc pas voir) Mais elle ne communique qu'avec l'une d'entre elles : sa petite sœur, Riley. Cette dernière apparaît et disparaît à sa guise pour parler à sa sœur et a la faculté d'aller où bon lui semble sans que les gens non extralucides ne la voient.

            Devenue orpheline, Ever part vivre avec sa tante, Sabine, en Californie. Cette dernière est avocate et n'a pas hésité à déménager lors du décès de son frère pour offrir à sa nièce un cadre de vie luxueux. Dans son nouveau lycée, Ever, qui était auparavant une jeune fille sûre d'elle et entourée d'amis populaires, semble se renfermer sur elle-même. En réalité, elle ne cherche qu'à se protéger des contacts avec les autres. Elle a malgré cela deux amis : Miles, un garçon homosexuel, et Haven, une jeune fille gothique qui est elle aussi en souffrance à cause de l'indifférence de ses parents à son égard.

            Et, dans cette vie déjà compliquée, l'arrivée d'un nouvel élève va bouleverser Ever. Il s'agit de Damen, un garçon très beau et brillant. A son contact, Ever parvient à ne plus être submergée par les pensées d'autrui mais elle n’arrive pas à lire en lui, ce qui ne fait que renforcer le côté mystérieux du jeune homme. Lors d'une soirée Halloween organisée par Sabine, alors que Riley (que personne d'autre que sa sœur ne peut normalement voir) rencontre une voyante, Ava (amie de Sabine), Damen et Ever se rapprochent et sortent ensemble. Ce rapprochement va instaurer une distance entre Ever et Haven, alors elle aussi un peu amoureuse de Damen. Au fil des jours, les deux amies se réconcilient mais cela n'empêche pas Haven d'être sous l'influence de Drina, une amie de Damen qui se comporte d'une manière étrange. Haven l'admire au point de s'habiller comme elle, de se teindre les cheveux en roux (comme Drina) et, détail important pour la suite, de se faire un tatouage au poignet. Ses amis se rendent bien compte de l’influence négative de Drina sur Haven, mais ne parviennent pas à la raisonner.

            Quant à Ever, sa relation amoureuse se heurte vite à de nombreux soucis dus à l'attitude profondément mystérieuse de Damen. En effet, ce dernier disparaît sans prévenir et lui donne très peu de détails sur sa famille… Etant « émancipé », Damen n'a donc pas de parents présents avec lui et Ever ignore où il habite. Afin de se rendre chez lui, elle va demander à sa petite sœur de l’aider. Cette dernière s’exécute. Cependant elle met Ever en garde : elle craint Damen et le croit même dangereux. Au point qu'elle refuse de l'accompagner. C'est donc seule qu'Ever se rend chez Damen, en douce.

            L'histoire prend alors un tournant particulier. Chez le jeune homme, Ever découvre une pièce contenant des objets anciens, des portraits de lui de plusieurs époques différentes… Et alors qu'elle s'apprête à repartir, elle surprend Damen, ensanglanté, avec Haven inconsciente. Au chapitre suivant, Ever a oublié cet épisode mais ressent, sans pouvoir se l'expliquer, de la méfiance envers Damen, qui est toujours son petit ami. Mais la mémoire lui revient rapidement et le jeune homme est obligé de lui avouer la vérité : il est un immortel aux multiples pouvoirs (il est extralucide, peut se déplacer très vite et stoppe même le temps !), tout comme Drina. Il essayait d'aider Haven dont le poignet s'infectait à cause du tatouage. En outre, c'est lui qui a sauvé la vie d'Ever lors de l'accident de voiture. Mais suite à cette révélation, Ever est loin de ressentir de la reconnaissance à son égard. Au contraire, elle ne comprend pas pourquoi il lui a caché la vérité, pourquoi il l'a sauvée alors qu'elle se sent responsable de l'accident et qu'elle se retrouve dotée de ce don étrange, qui est la cause de son isolement. Le couple rompt à ce moment là et Damen disparaît.

            Afin de se changer les idées, Ever accepte l’invitation de ses amis Miles et Haven de se rendre au festival du Winter Fantasy. Pourtant, depuis le départ de Damen, elle est à nouveau submergée par les émotions d’autrui, au point d’en avoir mal à la tête. Alors qu’elle se promène au festival avec ses amis, Ever croise Ava (la voyante) par hasard. Cette dernière lui propose son aide pour contrôler ce flux incessant de pensées mais Ever, méfiante, la refuse et rejoint ses amis. Haven verse alors de l’alcool à Miles et elle. Et là, c’est le soulagement pour Ever car, en effet, l’alcool bloque ses pouvoirs et elle se sent à nouveau normale.

            Malheureusement, les jours suivants, elle ne peut plus s’en passer. Cette accoutumance lui nuit aussi dans la vie sociale. Ainsi une fille méchante de la classe diffuse-t-elle sur les réseaux sociaux une photo d’Ever une bouteille à la main, provoquant son exclusion, temporaire, du lycée.

            Elle va pourtant continuer à boire en cachette. Mais si l'alcool lui permet de bloquer son don, reposant ainsi provisoirement son esprit, il l'affaiblit également. En effet, à son réveil, Ever croit que Damen lui a rendu visite en mettant en évidence un tableau la représentant dans un canyon sombre. Elle décide alors brusquement de s'y rendre. Mais il s'agit en fait d'un piège de Drina. En effet, les deux filles se retrouvent seules dans le canyon. Il s'agit là d'un épisode important parce que Drina va apporter d'autres éclaircissements. Etant, comme Damen, une « éternelle », elle est très amoureuse de ce dernier (et a même été mariée avec lui autrefois!). Mais, à des époques différentes, le même schéma se reproduit : Damen tombe amoureux d'Ever, ou plutôt d'autres réincarnations d'Ever. Et Drina finit, à chaque fois, par tuer la réincarnation parce que, systématiquement, la jeune femme ne se souvient de rien. Et, en l’occurrence, Drina veut à nouveau assassiner Ever ! Elle est sur le point de réussir lorsqu' Ever se met à penser très fort à ses parents et aux moments de bonheur partagés. L'amour qui l'envahit alors lui permet de guérir d'un coup de ses blessures. Drina reste estomaquée et Ever… disparaît.

            En effet, Damen, à distance, a senti le danger couru par sa bien-aimée et lui a envoyé (par le biais d'une sorte de voile lumineux) un moyen de se téléporter dans un endroit très particulier qu'il nomme l'« Eté perpétuel ». Il s'agit d'un lieu idyllique, d'une autre dimension, où Ever peut transformer la matière à sa guise. Damen explique à Ever qu'elle a guéri grâce au sentiment de bonheur qui l'a submergée (alors qu'après l'accident de voiture elle ne ressentait que colère et culpabilité. Elle ne pouvait donc pas guérir). Le jeune homme veut continuer à garder ses distances pour qu'Ever réfléchisse à ce qu'elle veut vraiment : être ou non une immortelle.

            Deux mois plus tard, le jour de la Saint Valentin, alors qu'elle surprend sa petite sœur esseulée sur le canapé, Ever se rend compte qu'Ava, dont elle a finit par accepter l'aide, avait raison. Riley erre, sans but précis, dans ce monde alors qu'elle pourrait être avec leurs parents dans le monde des esprits. Ever insiste pour que sa petite sœur parte « de l'autre côté » pour les rejoindre, même si cela lui brise le cœur. Le dialogue qui suit entre les deux sœurs est assez émouvant, puisqu'elles ne veulent pas réellement se quitter mais il le faut pour que Riley soit à sa place et puisse être heureuse.

            A la fin du livre, Ever se fait de nouveau attaquer par Drina, qui arrive à lire en elle malgré le bouclier mental qu'Ava l'a aidée à se forger. Mais elle parvient à la tuer en lui donnant un coup de poing dans le cœur, l'un des sept « chakras » du corps où loge l'amour. Mais Drina étant devenue une femme haineuse obsédée par la vengeance, l'amour est ce qui lui fait défaut. C'est en tout cas l'explication donnée par Damen, qui se matérialise auprès d'Ever tandis que Drina meurt. Les immortels ne le sont en fait pas totalement et ont des faiblesses. Ever accepte de commencer sa vie d'éternelle auprès de Damen et doit apprendre à mieux bloquer ses pensées et découvrir le mode de vie des immortels. Le livre se termine sur un baiser des deux amoureux.

Mon avis :

            Ce premier tome est très bien écrit. L'un des intérêts, selon moi, est que pendant une bonne partie du livre, beaucoup d'indices intriguants concernant Damen sont distillés (comme le fait qu'il boive un remède rouge étrange, qu'il ait énormément voyagé, qu'il ait des connaissances scolaires supérieures à la normale...) et le lecteur hésite : s'agit-il d'un vampire ? Ou est-ce autre chose ? Et comment se fait-il qu'Ever ait de telles particularités ?
            En outre, le roman ne se résume pas à l'histoire d'amour, si singulière, entre Ever et Damen. Le lecteur s’attache aussi au personnage de Riley et aux deux amis d’Ever, Miles et Haven.

Milena Geneste-Mas

04/12/2016

La nuit en jeunesse


herbauts Anne, Que fait la lune la nuit ? , Casterman, 2016, 32 p. 14€95
Anne Herbauts prend, ici, un thème profond de la représentation enfantine du monde. La lune ? Elle fascine l’enfant comme elle a fasciné l’homme premier. La lune qui brille et dont la lumière révèle couleur de la nuit, la nuit noire à laquelle elle doit son existence. Comment, la nuit engendrerait la lumière ! Mais pourquoi, puisqu’elle est le règne de l’ombre, du sombre, de l’obscur ?
La fable d’Anne Herbauts s’identifie aux conceptions de l’enfant : la lune est un être vivant. Et, comme l’enfant, Anne Herbauts s’intéresse non à l’origine de la lune mais à ce qu’elle fait. Tout l’album repose sur un artificialisme dynamique finaliste. La lune trouve en elle-même la raison de son comportement et elle a quelque utilité dont va s’amuser l’autrice. Elle peut s’appuyer, pour cela, sur le langage car, comme le dit Piaget après Charles Bally, « l’expressivité d’une langue est toujours régressive » (1). Le texte s’apparente à un poème en vers libre, jouant des assonances plus que des allitérations, afin de créer un monde éthéré. Bien des hypothèses animistes passent à travers les illustrations qui façonnent l’album vers le mystère. Les couleurs sombres, les silhouettes approchées comme toujours chez Anne Herbauts, une certaine tristesse déridée par certains éclairs de malices, font entrer le jeune lectorat dans un univers indécis mais où il peut s’identifier pourtant, un univers de fabuloseries. Le lectorat est appelé à être attentif : la lune change au cours de la nuit, unité de temps de l’album, dans le ciel unité de lieu. Simple quartier de lune, elle va devenir pleine, mais sans que le texte n’en rien dise. C’est qu’il faut vraiment suivre les images. Lire demande un certain sérieux dans leur traitement. Exigence de l’album que rappelle Que fait la lune la nuit ?. La fin fait référence au mythe de Narcisse, mais plus encore au mythe dont l’anthropologie nous a appris qu’il fut un des premiers construit par les êtres humains, celui de la lune reflétée dans une mare. 
Pour combler l’enfant lecteur, la lune de l’album explique la présence de phénomènes étranges, comme celui de la rosée. Les mots, insérés dans des phrases concises prennent tout un halo de sens que l’enfant peuple hardiment.  Les images, quant à elles, portent ou, aimerions-nous dire, transportent le texte, rendant si aisée sa lecture par l’enfant de tout âge.
Miyakoshi Akiko, Quand il fait nuit, traduit du japonais par Nadia Porcar, Syros, 2016, 32 p. 14€90
Un enfant rentre chez lui aux bras de sa mère. En chemin le père les rejoint. L’enfant est attentif à ce qui se passe derrière les fenêtres des habitations du quartier qu’ils longent. La nuit approche. L’enfant emmagasine tous ces spectacles quotidiens.
Que font les autres quand il fait nuit ? Il se passe quoi la nuit ?
L’enfant est dans son lit, il va s’endormir. Les scènes vues reviennent en désordre, rendant la nuit fourmillante pour le petit être blotti au chaud, au creux de son lit. Les dessins sombres balayés de halos de lumières, comme sous des coups de projecteurs, donnent à l’ensemble de l’album un mouvement cinématographique accentué par la promenade initiale rectiligne dans la rue. La figuration animalière n’est pas sans rappeler, par le grain du papier et les techniques de la couleur et des dessins conjuguées, l’œuvre de Shaun Tan.
Les personnages animaliers sont nettement allégoriques des humains. Comme pour ces derniers, l’espace structure la vie. Le soir venu, chacun se retrouve parce qu’il retrouve un lieu à soi, un for intérieur matérialisé, ici, par la chambre du petit lapin. Akiko Miyakoshi permet de comprendre à l’enfant qu’on se construit soi à partir des autres. C’est tout le travail de la mémoire immédiate de la lecture, convoqué page à page, qui matérialise l’idée. L’enfant qui s’endort construit lui-même un espace où ses rêves vont advenir. C’est cet espace imaginaire qui est mis en scène par l’artiste, un espace où l’enfant amplifie son être de l’interrogation portée sur les autres et des réponses qu’il imagine - comme pour ce personnage lointain entrevu sur un quai de gare en attente d’un train de nuit. Le voyage du sommeil est donc, lui aussi, traversé d’une intimité sociale.
Ecoute dans la nuit, Denolle Christel (conçu avec la collaboration de), illustrations d’Emiri Hayashi, Nathan, 2014, 10 p. 14€90
Les illustrations sont prenantes, d’un bleu profond, couleur dominante rehaussée de traits d’argent. A la fin seulement, la pleine lumière de l’intérieur d’une maison vient rassurer l’enfant face à la nuit. Un dispositif audio-phonique lui permet, à chaque double page, d’actionner un bouton, ce qui provoque la pluie qui crépite, des chats qui miaulent aux étoiles, des grenouilles qui coassent dans la mare.
Marino Gianna, La Nuit des animaux de nuit, Casterman, 2016, 34 p. 13€95
La nuit noire bruit, la nuit noire appelle des ombres, se marie avec la clarté lunaire. Le banal se développe en extraordinaire, l’étrange en fantastique. L’ouvrage en appelle aux sonorités nocturnes, et, à travers les effrois d’animaux, joue la peur du noir de l’enfant. Bien sûr on pourrait parler d’un documentaire joyeux sur les animaux de nuit, ou alors sur la nuit allégorie du règne des bêtes que fuient les humains en quête des lumières de la connaissance. Mais on peut juste y voir un divertissement avec de grands aplats sombres, des formes géométriques et des scènes animalières humoristiques. C’est dans ce foisonnement que se trouve l’intérêt de cet album.

Philippe Geneste

27/11/2016

2016, année du centenaire de la naissance de Roald Dahl

Dahl Roald, Charlie et la chocolaterie, lu par Claude Villers et 4 comédiens,  Gallimard jeunesse, 2016, 1CD / mp3, 3h. 14€
Dahl Roald, LeBGG. Le Bon Gros Géant, traduit de l’anglais par Jean-François Ménard, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, 2016, 218 p. 14€90
Dahl Roald, Moi Boy et plus encore traduit de l’anglais par Janine Hérisson et Jean-François Ménard, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, 2016, 240 p. 14€90
Dahl Roald, Matilda traduit de l’anglais par Jean-François Ménard, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, 2016, 120 p. cat.4€90
Dahl Roald, La Potion magique de Georges Bouillon, traduit de l’anglais par Marie-Raymond Farré, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, folio junior, 2016, 121 p. cat.4
Dahl Roald, La Poudre à boutons et autres secrets mirobolants avec un chapitre inédit de Charlie et la Chocolaterie, traduit de l’anglais par Marie Leymarie, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, folio junior, 2016, 115 p. cat.42
Dahl Roald, Le Doigt magique, traduit de l’anglais par Marie Saint-Dizier et Raymond Farré, illustré par Quentin Blake, Gallimard jeunesse, folio cadet, 2016, 66 p. cat.7
Roald Dahl, le géant de la littérature jeunesse, Lire-Gallimard jeunesse, 2016, 115 p. 16€50
Il y a cent années, naissait Roald Dahl (13/09/1916-1990) qui s’est raconté dans Moi Boy. Son œuvre est multiple, changeante tout en conservant des fils directeurs comme la nourriture (pensons au rôle des recettes de cuisine dans La Poudre à boutons et autres secrets mirobolants), la drôlerie, le voyage, les situations cocasses, enfin l’insolite plus que le fantastique. Roald Dahl, le géant de la littérature jeunesse présente une biographie, un catalogue raisonné de l’œuvre, de nombreux témoignages d’écrivains contemporains sur Dahl ou leur rapport à son œuvre.
C’est avec James et la grosse pêche (1961) que Dahl voit s’ouvrir le chemin de la littérature, car l’ouvrage est un gros succès de librairie. Des invariants de l’œuvre s’y rencontrent : situations insolites, propos bâtis sur une argumentation, accueil empathique de l’univers enfantin et beaucoup d’humour, souvent noir. Matilda, récit paru en 1988, voit Dahl user de la description dans le but de camper un personnage repoussant. Le livre est devenu un classique parmi les classiques pour les enfants de fin d’école primaire, au même titre que Charlie et la Chocolaterie pour les préadolescents. C’est une satire sociale qui vise le conservatisme anglo-saxon avec son déterminisme social transposant la lutte pour l’existence du monde animal au monde humain. Ce livre porte une grande espérance, celle que la volonté de domination qui gouverne les rapports humains dans la société adulte n’est pas naturelle. Le récit tend à montrer que l’enfance a d’autres formes de relations sociales à explorer, qu’elle peut, seule, en tenter l’expérience à condition de se révolter contre la conformité de l’univers des adultes. Il y a une charge vraiment subversive de Dahl : débrider les enfants pour qu’ils inventent un nouveau monde. De ce dernier, évidemment, il ne dit rien car, lui, n’est pas un enfant. C’est donc un passeur d’autorisation spéciale à rompre avec le réel oppressant.
S’il inclut les sorcières chères aux contes, il en fait des personnages, comme il va aller interroger la figure des géants dans Le BGG. Cette déterritorialisation des figures emblématiques classiques et traditionnelles, s’accompagne, chez Dahl, d’une recherche lexicale où abondent les néologismes. Son traducteur essentiel, Jean-François Ménard, dit avoir établi « un lexique avec tous les mots que Dahl a inventés » (1) pour traduire Le BGG. Ce vocabulaire poétique de la dérision, c’est le fameux Gobblefink.
Parler de Dahl est incomplet si on ne dit rien de Quentin Blake qui, à partir des années mille neuf cent soixante-dix, devient son illustrateur attitré. A cette époque, Blake était déjà connu pour ses illustrations d’œuvres destinées à l’enfance. C’est son éditeur, devenu éditeur de Dahl, qui a proposé à Roald Dahl « d’écrire un texte pour un album illustré, ce qu’il n’avait encore jamais fait » (2). L’écrivain et le dessinateur ont alors travaillé ensemble, se sont liés d’une amitié qui n’a jamais été prise en défaut. Le trait d’encre de Blake et son usage de l’aquarelle silhouettent les personnages et les paysages plus qu’ils ne les représentent. Ils s’harmonisent ainsi avec la liberté floutée de l’univers construit par l’écrivain. Dahl use de la caricature et c’est là que le rencontre avec Blake est la plus évidente. Dahl exagère les traits humains pour installer l’humour au poste de commande de son œuvre.
Or, cet humour permet de rendre crédible les aventures abrancadabrantesques des personnages, comme, par exemple, dans La Potion magique de Georges Bouillon (1981). Entre autobiographie (Escadrille 80, Moi, Boy), conte de fée (Matilda), récit de l’insolite (James et la grosse pêche, La Poudre à boutons et autres secrets mirobolants avec un chapitre inédit de Charlie et la Chocolaterie), Roald Dahl est un écrivain de mésaventures humoristiques, un créateur de contes cruels à mourir de rire, un encenseur des défauts comme preuve d’humanité de la personne, un auteur dont l’œuvre pour la jeunesse parle aussi, souvent distinctement, aux adultes.
Philippe Geneste
(1) Dans son entretien avec Estelle Lenartowicz, dans Roald Dahl, le géant de la littérature jeunesse (…) p.13

(2) Quentin Blake dans son entretien avec Julien Bisson dans Roald Dahl, le géant de la littérature jeunesse (…) p.38. Le livre en question est L’énorme crocodile publié en 1978.

21/11/2016

Du genre épistolaire en jeunesse

Pichard Alexandra, Cher Bill, Gallimard jeunesse Giboulées, 2014, 48 p. 14€50
Une fourmi et un poulpe qui correspondent, voilà qui sent l’histoire animalière. Fausse donne, le livre est une vraie correspondance, où l’autrice a cherché à recréer les mises en suspens que toute correspondance porte. Là, les deux interlocuteurs se prennent au jeu et apprennent chacun du monde de l’autre. La correspondance est alors une apologie de la différence. Mais le livre va plus loin. Les illustrations minimalistes d’Alexandra Pichard laissent toute leur place au texte pour que le jeune lectorat puisse construire la représentation des deux mondes en communication. Les clins d’œil à la situation des enfants contemporains abondent, évidemment, amenant le sourire autant qu’une morale que l’on pourrait formuler par plagiat : de la conversation naît la lumière, ou encore, de l’apprentissage du monde naît l’intérêt pour tous les mondes.
Pergaud, Louis, Lettres à Delphine (1907-1915), édition d’Eugène Chatot complétée par Bernard Piccoli. Notes par Eugène Chatot, Françoise Maury, Bernard Piccoli et Patrick Ramseyer, Le Mercure de France, 2016, 617 p. 9€80
L’auteur de récits animaliers, qui obtint le prix Goncourt en 1910 avec De Goupil à Margot, connu pour son roman réaliste La Guerre des boutons (1913) est l’auteur d’une abondante correspondance amoureuse avec Delphine Duboz, sa seconde épouse. La correspondance commence à partir de 1907, date à laquelle Pergaud quitte l’école de Landresse dans le Doubs où il était instituteur, et se poursuit jusqu’à sa mort dans la nuit du 7 au 8 avril 1915 à Marchéville lors d’une attaque dans la Meuse.
Cette édition reprend la réédition de 2014, ajutant comme celle-ci les lettres de Pergaud à ses amis et à quelques gens de lettres. Par rapport à celle de 2014, on appréciera la correction de la couverture qui donne à voir Pergaud (1882-1915). C’est une édition sinon complète en tout cas fort épaissie par rapport à la première parution de 1938, expurgée par son maître d’œuvre, Eugène Chatot.
L’ouvrage repose principalement sur les lettres envoyées à Delphine (celle-ci ayant détruit les siennes). Un amour passionné s’exprime dans ces lettres. En 1907, c’est celui d’un Pergaud qui va à Paris pour devenir écrivain et qui écrit à Delphine, qui le rejoindra peu après l’aidant dans cette voie. A cette époque, Pergaud est séparé de sa première femme, Marthe, institutrice comme lui ; ils divorceront en 1910. A partir de 1914, Pergaud part au front. Le soldat puis lieutenant lui écrira plus d’une lettre par jour. La présente édition permet de suivre la rhétorique amoureuse de la relation épistolaire, la puissance de l’écriture comme souffle de vie, palliation à l’absence, mais aussi forme d’arrangement de la représentation du réel par mesure affective de ce que pourrait ressentir l’être aimé.
Les lettres adressées aux autres destinataires permettent, elles, de mieux cerner la pensée politique de Pergaud.  Il écrit, par exemple, être parti à la guerre en tant qu’anti-militariste et que l’épreuve le confirme dans cette position. Pour autant, il est cocardier, exprime sa haine de l’Allemagne.
Les cinq cent dix pages qui couvrent la guerre donnent à lire le quotidien des tranchées, la vie au front, les souffrances, les espoirs, une multitude d’anecdotes qui en font un document utile pour le jeune lectorat.

Léon Christophe, Mon père n’est pas un héros. Fukushima, Oskar, collection court métrage, 2013, 45 p. 6€
Sous la forme d’une lettre au président de la Tokyo Electric Power Company, entreprise qui travaille à Fukushima Daiichi et où son père est ingénieur, le jeune Uemura Noriaki fait défiler les événements de Fukushima tel que les japonais en ont pris connaissance, c’est-à-dire par la télévision et les médias. L’enfant raconte comment, en allant sur internet, il récolte d’autres informations qui le renseignent sur le sort probable de son père, qui est resté travailler dans la centrale après l’accident. Par touches successives, du sein de l’angoisse d’un foyer sans nouvelle très fiable, à travers l’énervement qui s’empare d’Emiko la sœur de Noriaki parce qu’elle n’a plus le droit de sortir, c’est la quête d’une vérité qui aboutit à la mort du père que nous convie Christophe Léon. La chronologie qui sert de colonne vertébrale au texte en fait autant un documentaire qu’un récit. Le genre épistolaire choisi l’assimile à une adresse aux responsables économiques et politiques pour le respect des vies humaines et le devoir de vérité. L’ouvrage enseigne que celle-ci doit toujours être conquise, qu’elle n’est jamais donnée par ceux qui détiennent les pouvoirs tant énergétiques qu’administratifs et politiques.

Philippe Geneste

13/11/2016

Vies du peuple, vies de femme

Barbeau Philippe, Gousset Michel Javier, Courage Mademoiselle Louise ! Une jeune idéaliste nommée Louise Michel, oskar éditeur, 2013, 116 p. 9€95
Voici un récit très bien écrit, excellemment documenté, qui porte sur la première année d’institutrice de Louise Michel dans le village Audeloncourt en Haute-Marne où vit sa mère.
Louise a 22 ans. Elle vient d’obtenir le brevet de capacité à l’enseignement et revient pour soutenir sa mère vieillissante. Elle fait campagne pour ouvrir une école destinée aux filles, sachant que ce ne sera pas facile de convaincre les familles de fermiers et de journaliers. L’histoire nous montre la jeune institutrice en bute au clergé et à la réaction municipale dans une France rentrée depuis peu sous le joug de Napoléon III. Son école sera une école libre parce qu’elle refuse de prêter serment d’obédience à l’empereur. C’est la loi pour devenir fonctionnaire. Alors l’admiratrice de Victor Hugo, qui correspond avec le poète exilé, a refusé de devenir institutrice de l’école publique c’est-à-dire de l’Etat napoléonien. Républicaine, impertinente, elle n’intègre pas la prière à son enseignement, elle choisit librement les supports littéraires à étudier. Le roman nous décrit la préparation des classes, le déroulement des cours, les comportements des jeunes élèves, l’opinion des pères plus soumise au discours de l’ordre que celle des mères qui voient d’un bon œil, elles, leurs filles sortir de l’ignorance par l’instruction. Mais la réaction aura raison des efforts de Louise qui fera deux autres rentrées des classes avant de devoir arrêter, faute d’élèves. Elle partira, alors, à Paris, avec son amie, Julie Longchamp, avec qui elle occupera des postes de sous-maîtresses dans un externat. Mais c’est une autre histoire.

Maricourt Thierry, A Propos d’une vieille dame facétieuse nommée Astrid Lindgren, de Fifi Brindacier sa fille farfelue et de quelques autres fieffés farceurs…, éditions de L’Elan, 2014, 86 p. 16€
Qui ne connaît Fifi Brindacier, ce personnage ébouriffant, né en 1945, en tête d’une cohorte d’autres aux noms nordiques : Karlsson, Emil, Ronya, Moi et Britt-Marie, Kati ? Qui n’a lu ne serait-ce qu’une fois ces textes décapants de la suédoise Astrid Lindgren ? L’œuvre est là, régulièrement rééditée, preuve de son actualité. Thierry Maricourt, dont on connaît l’art de biographe, a décidé de la présenter aux enfants de 11 à 14 ans mais son livre est aussi un régal pour les adultes tant il est érudit tout en restant simple. Fin connaisseur de la littérature suédoise (1), Thierry Maricourt replace Astrid Lindgren dans son contexte historique. Il en ressort une œuvre joyeusement impertinente et volontairement féministe, profondément éprise d’égalité sociale. Mieux encore, l’auteur nous permet de comprendre que les grands auteurs de littérature destinée à la jeunesse reproduisent souvent un refus de grandir transcrit par la littérature : « Conserver toujours sur vous une bonne dose de ces gentils mini-mini cachets qui empêchent de “grondir” ».
Le livre se présente comme une autobiographie, écrite donc à la première personne. Le choix interroge mais c’est le dispositif choisi pour s’adresser au jeune lectorat. L’auteur épouse alors d’autant plus le style de Lindgren dont le premier roman, en partie autobiographique, Les Confidences de Britt-Marie est une parodie des romans pour jeunes filles sages. Astrid Lindgren ne craint pas la crudité des faits, comme le viol, à partir du moment où la voie littéraire décide d’éveiller les consciences contre les oppressions de toutes sortes. Sachant que le livre paraît en 1944, on saisit le courage éditorial de l’autrice (2). Un an plus tard, les éditions Raben & Sjörgren lui proposent le poste de « directrice de publication des livres pour enfants », poste qu’elle conservera jusqu’à sa retraite.
On suit ainsi, d’année en année, la parution des romans, les préoccupations sous-jacentes qui y président. Pour les adultes, c’est manière de renouer avec des lectures d’enfance, pour les jeunes lecteurs, c’est la découverte de héros et d’héroïnes hors du commun. Peu à peu, on voit se former une éthique littéraire qui nie la fatalité et développe l’art de la responsabilité engagée. La littérature se noue autour de la dénonciation des injustices, de la défense des animaux (3), de la cause féministe, de la cause pacifiste, antinucléaire, favorable à l’accueil des réfugiés (4)
Le choix de la première personne par Thierry Maricourt permet, aussi, de distiller tout au long de la biographie des remarques précieuses sur le travail d’écriture. Les jeux de mots, l’humour parfois cinglant parfois tendre, souvent noir mais puisé dans le quotidien des vies ordinaires. 
Philippe Geneste

(1) Voir son livre Voyage dans les lettres suédoises, L’élan, 222 p. 18€, Dictionnaire du roman policier nordique, encrage - Les Belles Lettres, 2010, 23€40 – (2) Lorsque l’éditeur Hachette traduit Fifi Brindacier en 1950, dans la Bibliothèque rose, il tronque le texte et le police ! La traduction du texte intégral ne sera faite qu’en 1995, comme en rappelle l’histoire Thierry Maricourt. – (3) On apprend ainsi, qu’en 1998, la loi sur la protection des gouvernement s’apprêtait à expulser des migrants cherchant refuge en Suède. 

06/11/2016

Le monde à travers sa mise en scène

Ahlfors, B, Bargum, J, Y a-t-il des tigres au Congo? , traduction du suédois par Ph Bouquet, Nantes, L’Élan, 1995, 32p 4€
Deux écrivains élaborent ensemble une pièce dont le thème est le sida. De leur identité on ne sait rien, les lettres A et B les désignent et, c’est ainsi qu’ils nomment aussi les personnages de leur pièce.
D’abord lointaine et exotique, l’histoire va transiter du Congo au milieu homosexuel occidental avant - les stéréotypes épuisés en quelque sorte - de se situer en Finlande entre les deux écrivains...en leurs corps mêmes. Ainsi fiction et réalité se mêlent-elles sur la scène autour de l’interrogation centrale : comment réagir à la séropositivité? Quelle attitude avoir avec ses proches ? Plusieurs scénarios sont choisis, autant de fuites qui n’évitent pas le point d’ultime identification : la mort.
Cette pièce de théâtre légère s’avère traiter de tragédie ; la mise en scène de la fiction y est mise en scène du social.
Annie Mas

Gauvin Sandrine et Gabrielle Sarah, Pinocchio d’après l’étrange rêve de monsieur Collodi, L’Harmattan, 2012, 98 p. 11€50
Outre le texte de la pièce de théâtre montée au Lucernaire, centre national d’art et d’essai, en 2012, l’ouvrage comporte un portfolio du spectacle et un dossier pédagogique ludique qui permet au jeune lectorat de revenir sur la lecture de la pièce. Les autrices ont choisi de respecter le ton humoristique de Collodi, de reprendre son art moqueur du langage enfantin volontiers amphigourique, et quelques uns des épisodes les plus connus du roman singulier de l’auteur italien. Dans un univers littéraire pour la jeunesse assez peu fréquenté, cette collection du Lucernaire chez L’Harmattan s’impose comme une source contemporaine d’appel à la jeunesse pour le texte théâtral. Indispensable dans tout centre de documentation et dans toute bibliothèque scolaire, le livre sera offert avec pertinence aux enfants dès 9ans.

Willerval, Les Mots-cailloux, L’Harmattan, 2016, 48 p. 9€
La pièce est le produit d’une résidence au sein d’une école élémentaire de Coulounieix-Chamier en Dordogne. Elle ne prend pas pour sujet le répertoire des injures. Si elle n’en fait aps état, ce n’est pas tant parce que celles-ci connaissent semble-t-il un certain tarissement créatif, mais parce que la pièce se donne comme une réflexion sur l’injure.
Trois personnages croisent leurs dialogues, une vieille dame, une maîtresse et un petit garçon plein de haine mais meurtri, au fond de lui. Les mot-cailloux sont ces mots qu’on lance à la figure d’autrui et qui font des ravages, parfois insoupçonnés. Pourquoi les prononce-t-on ? Quel est le plaisir tiré des paroles de mépris ou de blessures provoquées ?
La pièce prend au mot ces mots en explore les maux qu’ils causent. La fantaisie ou originalité est ici de supposer que les mots blessent aussi le monde, l’air qui nous entoure, bref, que les mots assombrissent le paysage et l’environnement des vies humaines. Cet aspect, moins convaincant que le premier reste intéressant avec des enfants sensibles encore au magico-phénoménisme et à l’animisme.
Conformément à sa visée, la pièce ne fait pas étalage de la richesse linguistique du vocabulaire des injures ni d’une quelconque typologie, elle scrute sa réception. L’insulte n’est pas anodine et la pièce fouille sa réception par l’insulté. La pièce de théâtre, Les Mots-cailloux, souligne l’expression de violence que l’insulte renferme, elle montre combien elle relève d’une préparation par l’insulteur et non d’un élan inconscient qui exclurait sa responsabilité. L’insulte humilie, salit, pour tracer des murs entre insulteur et insulté. Il ne faut jamais faire fi de l’insulte ni de l’injure qui se livre toujours, selon l’insulteur, comme sans raison, comme gratuite, ce qui est, au vrai, son sens étymologique. Il en va, évidemment, tout différemment si le point de vue est celui de l’injurié.

Rostand Edmond, Cyrano de Bergerac. Comédie héroïque en cinq actes en vers, illustrations de Rémi Courgeon, édition abrégée et carnet de lecture par Nathalie Rivière, Gallimard, coll. Folio junior, 2013, 287 p. 5€90
Grand classique des années collège, souvent étudié en classe de troisième, l’œuvre majeure de Rostand jouée pour la première fois en 1897 est donnée ici en une version abrégée. L’adaptatrice a respecté les alexandrins, le schéma des rimes suivis, la numérotation des scènes. C’est donc à un travail sérieux d’adaptation que nous avons à faire, pour présenter aux jeunes lecteurs cette pièce et la leur rendre pleinement accessible. Le carnet de lecture qui clôt l’ouvrage donne l’essentiel de la vie de Rostand, de sa pièce et détaille la référence à cet auteur singulier né le 6 mars 1619 du nom de Savinien Cyrano et qui se fit appeler Cyrano de Bergerac. Il mourut tout aussi étrangement, d’une poutre sur la tête le 28 juillet 1655. Le récit de Raguneau, dans la pièce de Rostand, à l’acte 5, retrace probablement la vérité. Enfin, le contexte historique est retracé, le personnage de Roxane analysé, le genre de la comédie héroïque éclairé.
Philippe Geneste

30/10/2016

Contes classiques et illustrations nouvelles

Koechlin Lionel (illustrés par), Trois contes d’Andersen, Gallimard-Giboulées, 2016, 48p. 16€
Les trois contes sont donnés en lecture dans l’ordre chronologique inverse de leurs parutions : La bergère et le ramoneur (1845), Les habits neufs de l’empereur (1837), La princesse au petit pois (1835). Lionel Koechlin nous dit que son choix a été guidé par la tendresse, l’humanité et la simplicité qui se dégage de ces contes. La traduction du danois par David Soldi parue en 1856 a été révisée par l’éditeur. Quand on la compare à l’édition de P.G. La Chesnais (1964), on y remarque quelques troncations sans incidence sur le sens sauf, celle-ci, page 20, où disparaît « bien qu’elle eût tort », subordonnée concessive qui montre la dimension quasi politique de l’intervention du narrateur. De même, La Chesnais, pour conserver le choix d’Andersen d’écrire à partir de la langue orale, privilégie l’emploi des verbes au présent, quand Soldi et l’éditeur uniformisent le texte en le soumettant au passé simple. Mais ceci, il faut le souligner, sans créer de lourdeur dénaturante.
Les dates de la parution de ces trois textes montrent qu’ils correspondent aux premiers écrits d’Andersen dans le genre du conte. La place du merveilleux y est entière. C’est le cas de La Princesse au petit pois, conte publié dans le premier fascicule qu’Andersen donna à éditer. Lionel Koechlin accompagne ces textes avec des dessins et peintures faussement naïves, propres à son style plein d’humour qui n’hésite pas à convoquer le grotesque pour se faire grinçant. C’est un type d’illustrations qui permet à l’enfant lecteur de mettre à distance le texte, de cheminer vers une lecture que nous pourrions qualifier d’objective, et, donc, d’autant plus personnelle. La présence des motifs géométriques poursuit une architecture de l’imaginaire qui, là encore, pousse l’enfant à une attitude active de construction de l’univers fictif. N’est-ce pas cette dynamique de la lecture active qui assure la contemporanéité du conte ou, au moins, qui renforce son actualité ?
Il est indéniable, en effet, que ces trois contes entrent en résonnance avec le monde contemporain. La bergère et le ramoneur est un éloge de l’action contre la déploration spectatrice et son corollaire, la volonté anémiée. Les habits neufs de l’empereur dénonce la courtisanerie et démonte les rouages de la fabrique des croyances sociales. La princesse au petit pois relate une recherche de l’authenticité humaine et donc, en creux, l’aliénation de l’humain pris dans les rets de l’apparence. Peut-être est-ce le hasard, mais comme ces thèmes résonnent dans l’actualité de notre temps politique et social ! L’œuvre graphique de Lionel Koechlin construit un imaginaire où est mise en scène une tension entre l’aspiration humaine et sa chosification par les constructions idéologiques de la soumission aux hiérarchies. Les êtres assujettis se complaisent dans des croyances qui font du monde un théâtre d’illusions tragiques. Seule l’action peut aider à déjouer l’inertie sociale…

Kochka d’après les frères Grimm, Raiponce, illustrations de Sophie Lebot, Père Castor, 24 p. 4€75
Voici une adaptation du conte des frères Grimm qui le tenaient eux-mêmes de la traduction allemande de Persinette, publié en 1698, écrit par Mademoiselle de La Force, et lui-même inspiré du récit Fleur de Persil d’un certain Basile (1). Le thème des longs cheveux servant d’échelle pour se hisser jusqu’à la chambre interdite est un motif persan. Cela montre que Raiponce est issu de la tradition orale. Kochka, reprend le conte dans la version de 1837 des frères Grimm, une version moins crue que la première transcription qu’ils en firent en 1802. L’adaptation suit les grandes lignes du conte, un peu comme la traduction allemande de Friedrich Schulz à partir de laquelle travaillèrent les frères Grimm. Les illustrations de Sophie Lebot allient modernité du trait, réalisme traditionnel du livre destiné aux enfants, avec des couleurs qui posent les ambiances de la magie inhérente à l’histoire : une enfant enlevée à sa mère par une sorcière (une magicienne initialement), enfermée dans une tour sans porte, que découvre un prince charmant surpris par la sorcière et qui devient aveugle. Mais l’amour triomphera de l’exil de la jeune fille et de la cécité du jeune homme.
(1) Sur la genèse du conte, voir Les Frères Grimm, Contes pour les enfants et la maison, édités et traduits par Natacha Rimasson-Fertin, Corti, 2009, tome 1 page 84.

Blanche-Neige d’après Grimm, illustré par Mayalen Goust, Père castor-Flammarion, collection Les Classiques, 2009, 24 p. 4€20
Le texte est une adaptation du conte extrait de Contes de l’enfance et du foyer de Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859) Grimm. On le regrettera car il est moins riche que le texte initial et détourne la fin du conte des frères Grimm, le supplice de la marâtre disparaissant. Or ce supplice livre une des interprétations du conte, à savoir « qu’à trop cultiver le paraître on finit par s’épuiser à mort » (1). L’histoire n’ayant pas besoin d’être présentée, nous nous arrêterons à l’interprétation graphique qui en est faite par Mayalen Goust. La créatrice a choisi de faire se tenir les personnages dans des zones obscures. Les deux dernières images seulement, sont véritablement claires et sans ombre. Les couleurs nous plongent donc dans une atmosphère d’angoisse. Goust, toutefois, joue savamment avec le début du texte qui définit ainsi l’enfant idéale : « blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux ». On sait qu’il s’agit, là, des attributs de couleur donnés à la mère du Christ dans les représentations populaires (2). Le blanc est concentré par Goust dans la robe de l’enfant. Le rouge c’est sa ceinture et une fleur dans ses cheveux, c’est la couverture du lit où elle dort chez les sept nains, c’est le chapeau pointu des sept nains, la tunique du prince qui vient la délivrer du sort de la marâtre, enfin, au final, la robe de la mariée. Le noir représente le rapt dont elle est victime au début de l’histoire sur ordre de la marâtre, c’est aussi le noir des cheveux puisque le marâtre transformée en sorcière lui vend un peigne qui fait perdre sa prudence à Blanche Neige, qui s’en sert alors qu’il est empoisonné.
Le rouge de la vie, le blanc de la pâleur innocente annonciatrice de la mort, le noir de l’angoisse.
On n’est pas habitué à des illustrations contenant autant de formes tranchantes pour ce conte. Goust, visiblement connaisseuse des interprétations psychanalytiques du conte (Bettelheim mais aussi Marc Girard) en use avec précision, aidée en cela par son choix d’un rapprochement avec l’esthétique du dessin animé japonais (le dessin animé plus que les mangas). Aussi, malgré les réserves que nus émettons quand à l’adaptation du texte, cet album possède le faste interprétatif d’une illustration réfléchie dont il serait dommage de priver les enfants de 9 à 13 ans.
(1) Girard Marc, Les Contes de Grimm. Lecture psychanalytique, Paris, Imago, 1999, p120.
(2) Baxandall M., L’œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985, p.92
Philippe Geneste


16/10/2016

Romans sociaux en rééditions

Les rééditions sont un moment privilégié pour revenir sur des livres importants déjà chroniqués sur ce blog.

Goby, Valentine, Reem, Leïla, Adam...; tous français d’ailleurs, illustrations de Ronan Badel et Olivier Tallec, Casterman, 2016, 311 p. 14€95
« Partir est un acte grave, il se fait dans le respect
de ceux que l’on quitte et de ceux qui nous accueillent »
L’écrivain algérien Boualem Sansal dans Rue Darwin
« - C’est quoi l’idéal ? je demande.
Mon père se tourne vers moi.
- C’est croire en quelque chose de plus grand que toi, qui donne un sens à ta vie.
Je suis perdu. Je me demande si je préfère un idéal avec des parents morts,
ou des parents vivants mais qui ne croient en rien. ».
Goby Valentine, Antonio ou la résistance.
Français d’ailleurs est une collection dirigée par Jessica Magana chez Casterman qui raconte des itinéraires de vies de femmes et d’hommes réfugiés ou immigrés, et qui participent du peuple de France que d’aucuns voudraient éclaircir, nier dans sa réalité. Les évidences multiculturelles des mœurs contemporaines sont alors introduites comme preuves données pour le respect des travailleurs d’où qu’ils soient, d’où qu’ils viennent : mineurs polonais, réfugiés espagnols, immigrés algériens, vietnamiens, maliens, roms roumains, érythréens ou syriens. C’est dire l’importance de cette collection aujourd’hui. Nous avons, au fur et à mesure de leurs parutions chroniqué les récits rassemblés dans ce volume dus à la plume de Valentine Goby. Un seul texte est nouveau, le texte introductif « Reem dans la brume » qui a trait au drame des réfugiés sur les côtes de l’Europe, aujourd’hui.
Le volume illustre le roman social avec une écriture sensible. Ce sont de courts romans, petits bijoux d’humanité, où de jeunes narrateurs-narratrice racontent leur histoire augmentés de documentaires clairs sur les pays concernés, avec des précisions historiques à la fois concises et fournies avec chronologie. Le volume prend ainsi une dimension encyclopédique pour les jeunes lecteurs, les histoires se déroulant tout au long du vingtième siècle, aux moments clés des migrations qui l’ont marqué, jusqu’à aujourd’hui.
Ce sont des récits d’exil, des voyages initiatiques, brefs récits d’apprentissage où les jeunes lecteurs découvrent la réalité de conditions de vie inacceptables, de la misère, de l’organisation de la vie dans les camps de réfugiés, dans les foyers pour travailleurs immigrés, du rôle des papiers d’identité, de l’importance des certificats de travail… Car, et c’est encore un atout de la collection, l’œuvre de Valentine Goby montre que ces « français d’ailleurs » sont avant tout des travailleurs et des travailleuses du monde. Aussi, ces récits permettent de jeter un regard critique sur l’idéologie citoyenne dont on gave les élèves pour leur faire accepter l’ordre dominant.
Ces récits sont aussi des récits sur la frontière : franchissement, reconduite à la frontière, espoir, mirage. Mais qui dit frontière dit aussi, rêve des origines, du pays ‘origine. Travailleurs et travailleuses aux semelles de vent, les héros et héroïnes de ces récits nous entraînent dans la dialectique du voyage et de l’enracinement, de la pérégrination et du lieu à soi.
Contrairement à ce qu’enseignent la morale civique d’état et l’idéologie citoyenniste, l’humanité n’est pas partagée en deux, entre des réfugiés et des autochtones, entre des immigrés et des sédentaires, entre ceux d’ici et ceux de là-bas. Là-bas, c’est le monde d’ici.
Trouver place dans un mode libéré de l’exploitation, de l’oppression, de l’exclusion, où vivre ensemble n’existe que parce qu’on y vit en société, voilà ce à quoi invite à penser le volume paru chez Casterman. Vivre est une action qui s’accomplit dans le respect de ceux qui sont présents ici, à cette date, développant l’humanité, la  c’est-à-dire qui réalise l’humanité dans ses actes de vie
Annie Mas&Ph.G.

Pandazopoulos Isabelle, La Décision, Gallimard, collection scripto, 2013, 248 p., 9€50
« Octobre 2011, dans un lycée de la région parisienne, tandis qu’au dehors des étudiants manifestent contre la réforme des retraites, une élève de terminale vient d’accoucher, toute seule, terrée dans les toilettes de son lycée. (…)La Décision est un roman poignant, sans caricature, libéré de l’idéologie sirupeuse de la compassion. Reposant sur une narration qui porte à l’identification au personnage de la jeune fille, le roman amène à élaborer sa propre réaction. Et, qualité fort rare en littérature de jeunesse, cette réaction est appelée, au fil du temps et de la réflexion, à se modifier. En effet, les actions de Louise, les événements qui trament le drame, interpellent chaque lecteur et lectrice, qui, s’appropriant l’histoire, trouve sa voie propre. »

Annie Mas (intégralité du texte sur le blog du 18 octobre 2015).

09/10/2016

Livres d’art, art du livre

hodge Susie, Pourquoi l’art est-il plein de gens tout nus ?, Milan, 2016, 96 pages, 16€50
L’Art, ça nous regarde !
Devant une œuvre d’Art, le spectateur est actif, vivant, pensant. En plaçant son regard à hauteur d’enfance, Susie Hodge soulève, à partir de chaque œuvre, un coin du voile, mais questions ou réponses, cela nous interroge de plus belle !
Un spectateur actif !
Ca, c’est une question d’une brûlante modernité !
Dominique Brochet
Murugarren Miguel, SÁez Castan Javier, Bestiaire universel du professeur Revillod. L’almanach illustré de la faue mondiale. Mélange de curiosité pour s’instruire en se distrayant et vice versa, Casterman, 2016, 20 pages en languettes, 14€50
En combinant les trois séries de 20 languettes l’enfant a la bagatelle de 4096 espèces étranges à découvrir. Mélangez la tête d’un éléphant, le corps d’une queue de voile et l’arrière train d’un tigre et vous avez créé un édegre, pachyderme honorable aux écailles irisées des forêts malaises. Car à chaque combinaison, apparaît, par le jeu des dénominations inscrites à l’arrière des languettes (par Miguel Murugarren), les éléments des néologismes animaliers. Pline l’ancien, Buffon, Linné, Cuvier sont convoqués. Ils attestent que le travail illustratif de Javier Saez Castan imite l’œuvre des plus grands naturalistes. Joyau de la zoologie ubuesque, œuvre phare du naturalisme le plus intrépide, ce bestiaire universel provoque les imaginaires enfantins et adultes, tout en convoquant l’hommage à l’art graphique des naturalistes. Le format est parfait pour les petites mains et l’intérêt de la préciosité intellectuelle stimule les élans fictionnels.
MacLachlan Patricia, Si tu t’appelais Henri Matisse, illustrations d’Hadley Hooper, adaptation française d’Elisabeth Sebaoun, Milan, 2014, 44 p. 13€50
Cet album pour enfants de 5/7 ans est une introduction à l’œuvre de Matisse sous la forme d’une petite histoire qui revisite la vie du peintre. Ce dernier, très attaché à sa mère, cherche à retrouver l’éblouissement enfantin devant les couleurs qui l’entourent. Les tableaux seraient le moyen d’expression des sentiments d’euphorie et d’empathie avec un monde coloré. L’illustrateur use de gravures en relief, du travail avec Photoshop sur des encrages encrés de personnages et d’objets. Surtout, il est parti de l’imitation des œuvres sur lesquelles il a superposé des scènes propres à l’histoire du livre, sans hésiter à proposer une motivation à l’œuvre elle-même. On suit ainsi Matisse à travers les âges. Au fil des pages, l’enfant, à qui on racontera l’histoire, cherchera des détails, des objets dans les doubles pages, ce qui rend active la lecture. C’est donc un album problématique à l’effet toutefois incertain auprès du lectorat visé. La lecture à ses côté s’avèrera essentielle pour que l’album propose effectivement toute sa richesse à l’enfant apprenti lecteur. Mais il est aussi une application à la lettre de cette phrase de Matisse : « Il faut regarder toute la vie avec les yeux d’enfants » (Le Courrier de l’UNESCO octobre 1953). Cette application prend le risque de passer d’une éthique à une esthétique de l’innocence, et c’est une interrogation sourde que pose l’album.
herbauts Anne, Que fait la lune la nuit ? , Casterman, 2016, 32 p. 14€95
Anne Herbauts prend, ici, un thème profond de la représentation du monde enfantine. La lune ? Elle fascine l’enfant comme elle fasciné l’homme premier. La lune qui brille et dont la lumière met en avant la nuit noire à laquelle elle doit son existence. Comment, la nuit engendrerait la lumière ! Mais pourquoi puisqu’elle est le règne de l’ombre, du sombre, de l’obscur ?
La fable d’Anne Herbauts s’identifie aux conceptions de l’enfant. La lune est un être vivant. Et, comme l’enfant, Anne Herbauts s’intéresse, non à l’origine de la lune, mais à ce qu’elle fait. Tout l’album repose sur un artificialisme dynamique finaliste. La lune trouve en elle-même la raison de son comportement et elle a quelque utilité dont va s’amuser l’autrice. Elle peut s’appuyer, pour cela, sur le langage car, comme le dit Piaget après Charles Bally, « l’expressivité d’une langue est toujours régressive » (1). Le texte s’apparente à un poème en vers libre, jouant des assonances plus que des allitérations, afin de créer un monde éthéré. Bien des hypothèses animistes passent à travers les illustrations qui façonnent l’album vers le mystère. Les couleurs sombres, les silhouettes approchées comme toujours chez Anne Herbauts, une certaine tristesse déridée par certains éclairs de malices, font entrer le jeune lectorat dans un univers indécis mais où il peut s’identifier pourtant, un univers de fabuloserie. Le lectorat est appelé à être attentif : la lune change au cours de la nuit, unité de temps de l’album dans le ciel unité de lieu. Simple quartier de lune, elle va devenir pleine, mais sans que le texte n’en rien dise. C’est qu’il faut vraiment suivre les images. Lire demande un certain sérieux dans le traitement des images. Exigence de l’album que rappelle ainsi Que fait la lune la nuit ?
La fin fait référence au mythe de Narcisse, mais plus encore au mythe dont l’anthropologie nous a appris qu’il fut un des premiers construit par les êtres humains, celui de la lune reflétée dans une mare. 
Pour combler l’enfant lecteur, la lune de l’album explique la présence de phénomènes étranges, comme celui de la rosée. Les mots, insérés dans des phrases concises, prennent tout un halo de sens que l’enfant peuple hardiment.  Les images, quant à elles, portent ou transportent aimerions-nous dire, le texte, rendant si aisée sa lecture par l’enfant de tout âge.
Philippe Geneste

(1) Piaget, Jean, La Représentation du monde chez l’enfant, Paris, PUF, 1991 (1ère édition, Alcan, 1926), 336 p – p.209