Anachroniques

30/01/2016

L’autre, premier chemin vers soi

Vincent Gabrielle, Ernest et Célestine. Les questions de Célestine, Casterman, 2016, 32 p. 5€95
Un des plus beaux albums de la série des Ernest et Célestine de l’illustratrice et autrice belge Vincent Gabrielle, un album sur les questions cruciales de l’origine : Célestine veut savoir d’où elle vient. C’est le mystère de la naissance au monde qui est posée avec une intelligence des dialogues rares. A relire l’album, on est frappé par l’art du dialogue de Gabrielle Vincent. Il y a l’angoisse de Célestine, la petite souris sur son origine. Peu importe qu’elle ait été trouvée dans une poubelle, tout vaut mieux que de ne pas savoir, nous fait-elle comprendre. Elle joue et veut rejouer son arrivée au monde. Ernest, lui, est bien ennuyé avec ces questions ; Que dire ? La vérité ? L’emballer avec un peu de rubans roses ? Et puis convaincu par la perspicacité des questions de Célestine, il dira la vérité, toute la vérité, Célestine est une enfant abandonnée qu’il a recueillie. Le dialogue ne cesse de se relancer. Curieusement, face au vide devant lequel se trouve Célestine, l’autrice choisit de procéder un peu comme Beckett, c’est-à-dire en faisant parler les mots, avant que le dialogue ne s’émancipe des images et joue sa propre partition et que la parole des mots se mue en discours sur la vie.
On a donc deux approches de la même histoire : le dialogue, d’une part et d’autre part la peinture, ces aquarelles poétiques qui enchantent petits et grands lecteurs. Par le choix de la  technique de l’aquarelle, Gabrielle Vincent s’autorise une indécision dans l’identité des personnages ; Célestine apparaît bien comme une petite souris, mais Ernest apparaît autant comme une grande souris que pour ce qu’il est, de fait, un ours. C’est par cette indécision que Gabrielle Vincent échappe à l’écueil des identifications des enfants à des animaux Ici, l’animalisation de l’enfant, Célestine est une petite souris petite fille, sert un propos visant à déjouer une trop forte identification du très jeune lectorat. Isabelle Nières-Chervel, à propos de l’œuvre de Béatrix Potter, parle de l’innovation de faire « de l’animal non pas un masque d’humanité, mais d’abord un masque d’enfance. Ce sont des albums qui inventent l’animal comme figure projective de l’enfant » (1). Ce propos vaut pour Gabrielle Vincent car si Célestine a figure animale, elle permet plus aisément à l’enfant d’entrer de plain pied dans la révélation sur ses origines. La figure animale a une « fonction de détour et de mise à distance » (2)
C’est en grand format, en 2001, qu’a été publié pour la première fois Ernest et Célestine. Les questions de Célestine, juste après le décès de Gabrielle Vincent survenu en 2000. Il fut réédité toujours en grand format en 2013, puis cette année 2016 en petit format. Il est frappant de constater que le premier volume de la série Ernest et Célestine, paru en 1987, avait pour titre La naissance de Célestine. La boucle est bouclée sur une même problématique. Mais le dernier opus, avec  Les questions de Célestine invite plus encore le jeune lectorat à interroger le monde pour se trouver mieux lui-même, grâce aux réponses des autres qui sont toujours, aussi, et c’est toute la pédagogie d’Ernest, l’indication d’un chemin vers soi.
Philippe Geneste

(1) Nières-Chervel, Isabelle, Introduction à la littérature de jeunesse, Didier jeunesse, collection Passeurs d’histoires, 2009, 239 p. – p.142 ; (2) Ibid.

24/01/2016

Le froid du monde comme il va si mal


Heurtier Annelise, Refuges, éditions Casterman, 2015, 240 p. 12€
Entre 2000 et 2015, 30 000 personnes sont mortes en Méditerranée, des migrants fuyant leurs pays pour cause de guerre, de dictature, de misère. Lampedusa, est devenu une île connue de toute l’Europe suite aux drames humains qui n’ont cessé de faire la Une des journaux de 2014 à 2015. Lampedusa c’est, dans l’imaginaire italien, « l’île du Salut ».
Cette ambiguïté du nom sert de base pour le terrible roman d’Annelise Heurtier. On y suit une jeune lycéenne de 17 ans, Milla, qui revient avec ses parents sur cette île où ils possèdent une grande maison familiale, un peu défraîchie car depuis dix ans ils n’y sont pas revenus. En effet, la mère de Milla a perdu un enfant en bas âge, Manuele, et a sombré dans une dépression envahissante pour tout l’entourage. On est à l’été 2006. Grâce à une écriture précise, rigoureuse dans les descriptions, l’auteure nous mène au cœur de l’île : « s’ouvrir aux lieux plutôt que de simplement les emprunter pour aller d’un point à un autre » (p.162).
Parallèlement, le roman se nourrit de récits à la première personne de jeunes érythréens qui fuient la conscription permanente mise en place par le régime d’Isaayas Afeworki, la misère et la vie carcérale à ciel ouvert, les tortures et les viols. Leurs noms : Amir 15 ans et 2 mois, Saafiya, 19 ans, Amanuel, 18 ans, Méron, 14 ans et 7 mois, Pietros, 20 ans et 2 mois, Meloata, 16 ans et 5 mois, Gebriel, 22 ans et 2 mois, Awat, 18 ans et 11 mois, Ce sont des figures de ces 5000 à 10000 Erythréens qui partent en exil On les découvre, alors, sortant d’Asmara, traversant le désert, pour rejoindre Khartoum, puis la Libye, se lançant sur la Méditerranée avec l’Italie pour terre d’espoir. Leur périple se déroule sous de multiples menaces : traqués par les patrons de la traite des migrants (commerce juteux estimé à 7 milliards par an), ils sont les proies désignées du trafic d’organes.
L’autrice réussit à télescoper deux drames, un drame familial d’une famille de bourgeoisie moyenne italienne et le drame d’adolescents et jeunes gens de pays du Tiers Monde en lutte pour leur survie. L’articulation des deux drames aurait pu être artificielle et faire sombrer la fiction dans les bons sentiments humanitaires. Or, grâce à une puissance d’écriture, à partir du rapport physique que Milla entretient avec le paysage d’une part, et des corps soumis à la violence et aux affres de la faim et de la soif, Refuges réussit à unir les deux histoires en une seule, démontrant ainsi, pratiquement, littérairement, que nous habitons tous et toutes le même monde. En conséquence, changer son sort ne peut s’envisager sans changement de leurs sorts par les autres. Ainsi, alors que Refuges n’est en rien un roman engagé, il invite comme un prolongement naturel, la dernière page refermée, à une réflexion sur l’engagement dans la vie comme modalité collective de refuser de subir, de se soumettre, ici à l’individualisme et au mode de vie consumériste, là à une dictature. Le récit se passe en 2006. A l’époque, et un épisode du chapitre 19 du roman l’illustre, l’Italie vit sous la loi Bossi-Fini, votée en 2002, qui interdit à toute personne, notamment aux pêcheurs de recueillir les migrants sous peine de poursuite judiciaire pour complicité à l’immigration illégale.
Refuser, c’est-à-dire refuser de désapprendre la vie, accepter la peur, l’attente, déjouer la faim, le froid du monde comme il va si mal. C’est un peu plus que la morale explicitée de la fin du livre, mais ce n’est qu’ouvrir large ce qu’une logique associationniste étrécit. Faire avec l’existant pour le combattre, oui, mais avec une attitude de refus au sein de l’espace social.

Philippe Geneste

17/01/2016

Accueillir, un acte de respect

Servies par l’écriture sensible de l’écrivaine Valentine Goby, les éditions Autrement Jeunesse puis Casterman, dans la collection « Français d’Ailleurs », ont édité trois courts romans, petits bijoux d’humanité, où de jeunes narrateurs-narratrice racontent leur histoire.
Des documentaires précis et clairs, cartes des pays concernés et dossiers historiques à la fois concis et fournis concluent chaque livre, aidant à la connaissance et à la compréhension de la lecture.
Les dessins en noir et blanc, portraits et paysages de Ronan Badel pour Lyuba ou la tête dans les étoiles et d’Olivier Tallec pour Le rêve de Jacek et Adama ou la vie en 3D, ajoutent aux récits leur part de poésie. La couverture des romans présente en premier plan, tel un immuable rempart de sécurité affective, les parents des héros, tandis que, comme une image estompée, comme un lien ténu mais solide, l’enfant se tient aux côtés de son père en arrière plan.
Goby Valentine, Lyuba ou la tête dans les étoiles, Les Roms, de la Roumanie à l’île de France, illustré par Ronan Badel, édition Autrement Jeunesse, collection Français d’Ailleurs, 2014, 64 pages, 4€95.
Les pages émouvantes de ce roman témoignent de la vie de Lyuba, la jeune narratrice, et de sa famille, de sa communauté, depuis quatre ans déjà, depuis l’exil de Roumanie jusqu’en terre parisienne. Quatre ans à endurer le froid, le manque de confort total, les conditions de vie inacceptables, la misère dans les camps de réfugiés où sont regroupés les Roms. Sans parler des contraintes humiliantes, les obligeant à montrer « patte blanche », faites de papiers à fournir sans cesse, certificats de travail, menaces de reconduites à la frontière que l’on repasse en sens inverse, quelque temps plus tard, et qui font des ressortissants Roms des européens de seconde zone.
Mais Lyuba rencontre un jour une dame toute simple, Jocelyne, qui au hasard d’un chemin lui révèle le cycle des étoiles. Jocelyne vient souvent soigner sa solitude dans le foyer de sa jeune amie Lyuba et trouve, dans ces moments de convivialité et d’échanges, le pays chaleureux qui lui manque tant.
Goby Valentine, Adama ou la vie en3D, du Mali à Saint Denis, illustrateur Olivier Tallec édition Casterman, collection Français d’Ailleurs, 2015, 64 pages, 4€95
Le 23 avril 1988, une descente de police interrompt avec brutalité une fête organisée par le foyer d’immigrés des Tilleuls à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Dans cette fête le narrateur Adama, âgé de 14 ans, joue de son djembé avec des musiciens plus confirmés, amis de son père et comme lui originaires d’Afrique. Mais la musique et la fête doivent s’interrompre devant la violence policière qui a « plaqué, menotté, traîné, expulsé » le musicien Ibrahima parce que sans papiers. Joueur de kora, son instrument est sa seule arme.
Depuis, Adama, né en France, n’a de cesse de connaître le pays de ses origines, le Mali.
C’est ainsi qu’il y accompagne son père, qui a l’opportunité de s’y rendre, pour un court séjour. Là, loin de ses repères, de ses habitudes de vie de jeune européen, Adama est tout d’abord intrigué, un peu désarçonné. Puis il apprend à comprendre les rites des personnes qui les accueillent avec tant de chaleur, et connaît même ses premiers émois amoureux. Il découvre un nouveau visage de son père, plus libre, plus fier.
De retour à Saint Denis, Adama se sent grandi, épanoui, apaisé, comme si brumes et brouillards s’étaient effacés lui permettant ainsi d’appréhender une réalité lumineuse, une vie en 3D.
Goby Valentine, Le rêve de Jacek, de la Pologne aux Corons du Nord, illustrateur Olivier Tallec édition Casterman, collection Français d’Ailleurs, 2015, 64 pages, 4€95
Nous sommes en 1931. A l’issue de la première guerre mondiale, les polonais sont venus nombreux pallier aux bras qui manquaient dans les mines du Nord Pas de Calais.
Le rêve du jeune Jacek, narrateur du roman, est au début de l’histoire de suivre son père et les autres travailleurs venus de Pologne : descendre dans la mine, devenir un vrai minier.
Mais avec la crise de 1929, la France qui avait accueilli ces travailleurs dont elle avait besoin, va en renvoyer un très grand nombre et cela avec une profonde inhumanité. Ainsi Marek, le meilleur ami de Jacek, doit-il partir. Le rêve de Jacek, de Marek, de leurs amis, celui des lecteurs et lectrices de ce beau roman deviendra désormais de trouver place dans des terres libérées de l’oppression, de l’exclusion, où vivre ensemble n’est ni expression vaine ni logorrhée.
Dans le roman Rue Darwin l’écrivain algérien Boualem Sansal nous offre cette belle phrase : « Partir est un acte grave, il se fait dans le respect de ceux que l’on quitte et de ceux qui nous accueillent ». L’histoire du XX° siècle et l’actualité du XXI° siècle témoignent bien du peu de respect dont les pays, riches financièrement, ont fait preuve, aux cours des années, auprès des personnes venues d’autres pays et que l’on a appelé « les réfugiés », comme si l’humanité était partagée en deux. Que l’on songe que durant les années mille neuf cent trente, beaucoup de mineurs polonais ayant acquis la nationalité française, durant la première guerre mondiale, se retrouvèrent déchus de cette même nationalité pour faits de syndicalisme et de grève. Mettant nos mots dans ceux de Boualem Sansal, et suivant ce chemin ainsi livré, nous nous permettons cette paraphrase : accueillir est un acte grave, il se fait dans le respect de ceux qui ont quitté leur pays et avec qui l’on veut partager une terre de réelle humanité c’est-à-dire qui rassemble l’humanité dans ses actes de vie.  

Annie Mas

10/01/2016

L’enjeu Darwin

Vézinet Jean-Luc, Charles Darwin. La bataille de l’évolution, oskar, 2015, 105 p. 9€95
Depuis plus de trois décennies, Patrick Tort (1) œuvre à une relecture instruite de l’œuvre de Darwin, dévoilant, au fil des publications critiques d’une part et des œuvres mêmes du naturaliste anglais, les fausses trappes et pièges interprétatifs qui ont fait ombrage à la réception de son travail scientifique durant plus d’un siècle, jusque dans les années 1980.
Aujourd’hui, cette œuvre est précieuse pour contrer les avancées du créationnisme et de son cache- sexe la théorie du dessein intelligent, comme elle est précieuse pour comprendre les errements des interprétations fautives de la théorie de la sélection naturelle appliquée à la société humaine par les tenants des libéralismes philosophique et économique.
C’est dans ce contexte que paraît le livre de Jean-Luc Vézinet, livre qui s’adresse aux préadolescents et adolescents. L’ouvrage s’ouvre sur le débat houleux qui oppose à Oxford, lors de la session annuelle de l’Association Britannique pour l’Avancement des Sciences, le 30 juin 1860, l’évêque d’Oxford Samuel Wilberforce appuyé par Owen au darwinien Thomas-Henri Huxley. La polémique est née de la parution en 1859 de l’ouvrage clé de Darwin, L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Vézinet pose ainsi l’enjeu essentiel de cette biographie. Ensuite, il revient à une présentation chronologique en s’arrêtant longuement et intelligemment sur le périple de 1741 jours du brick Beagle (27 décembre 1831 – 2 octobre 1836) où Darwin a été engagé comme naturaliste. Quarante pages y sont consacrées, et à juste titre, puisque c’est durant ce voyage avec les données recueillies lors des multiples sorties et observations, que Darwin prend conscience que « les grands bouleversements sont le fruit de l’accumulation d’événements lents mais répétés sur de très longues durées » (p.88), et pose les bases de ce qui va devenir la théorie de l’évolution. Ces quarante pages sont aussi un voyage à travers les océans et les terres lointaines, ce qui ne manque pas de stimuler la lecture du jeune lectorat.
Mais Vézinet ne fait pas l’erreur de passer au second plan l’autre versant de l’œuvre de Darwin, notamment La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, dont une première édition paraît en 1871. C’est l’occasion pour l’auteur s’adressant aux jeunes de mettre en pièce les mauvaises interprétations du mécanisme de la sélection naturelle. Il montre la différence entre Lamarck qui adhère à l’idée de « progrès comme moteur de la transformation des espèces » (p.78), et Darwin qui va jusqu’à préférer parler de « descendance avec modification » que d’évolution. « Le plus apte n’est en rien meilleur ni plus perfectionné, il n’est que mieux adapté à l’environnement » (p.86). Dans une série d’annexes très lisibles, Vézinet situe historiquement le voyage du Beagle à savoir les guerres d’indépendance en Amérique latines et notamment le rêve de Simon Bolivar de créer une confédération latino-américaine, il situe le darwinisme dans l’histoire de la conception du vivant à travers les âges avec notamment l’historique de la classification des espèces ; il s’arrête sur la théorie de l’évolution à l’épreuve de la génétique, soit les preuves de la justesse de la théorie darwinienne par les dernières avancées des sciences ; enfin, il consacre deux pages à la résurgence régulière des thèses créationnistes des fous de Dieu et des promoteurs du dessein intelligent. Une chronologie et une très, trop, brève bibliographie closent l’ouvrage.
Philippe Geneste
(1) Voir pour les adolescents et jeunes adultes son Darwin et la science de l’évolution, Gallimard, collection Découvertes, 2000, 160 p. cat.5 ; Darwin n’est pas celui qu’on croit, éditions le cavalier bleu, 2010 188 p. 18€ ; Darwin et le darwinisme, P.U.F., collection quadrige, 1997, 8€. On consultera, pour les étudiants, le monumental Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution , sous la direction de Patrick Tort aux éditions du P.U.F., 1995, 4862 p.
A voir jusqu’au 31 juillet 2016
A la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, à Paris, l’exposition « Darwin l’original » organisé en collaboration avec le Museum national d’histoire naturelle. Commissaire scientifique Guillaume Lecointre, concepteur de l’exposition Eric Lapie. Ouverture tous les jours (sauf le lundi) de 10h. à 18h.30 et 19h. le dimanche.


03/01/2016

De la poésie

Prévert Jacques, L’Opéra de la lune, illustrations de Jacqueline Duhême, Gallimard, 2015, 36 p. + CD 50 mn, 22€50
En 1947, aide d’atelier chez Matisse, Jacqueline Duhême (1927-) est envoyée par son patron à Saint-Paul de Vence rencontrer la famille Prévert pour demander à Jacques Prévert (1900-1977) de lui dédicacer Paroles (1). Une amitié va se nouer entre eux tous et Jacques Prévert prend au vol le désir exprimé par Jacqueline Duhême d’écrire des livres pour enfants. Ils discutent et se lancent dans une histoire. En fait, le titre est la première pierre : on dit que le soleil se couche, mais jamais que la lune se lève… L’Opéra de la lune est lancé. Pour naître, il va y falloir cinq longues années de collaboration exigeante où le texte suscite des images, où des images suscitent le texte, où Prévert propose des croquis pour guider des illustrations. En 1953, un éditeur La Guilde du livre, de Lausanne, publie l’ouvrage, non sans quelques erreurs d’impressions. En 1974, une seconde édition, entièrement refaite du côté des dessins et peintures (les originaux ayant été perdus) entre dans la collection Rouge et or. C’est une nouvelle édition qui voit le jour avec un nouveau travail graphique et de peinture. Très coloré, plus proche du livre illustré que de l’album, fourmillant de détails et de fantaisie jouant avec le texte et ses dérapages poétiques, Jacqueline Duhême propose une chorégraphie de personnages dans des décors cosmiques de pleine imagination. Elle renforce ainsi la sensibilité tendre de l’œuvre poétique de Prévert, une œuvre critique de la guerre et qui magnifie l’imagination pour déstabiliser l’univers conventionnel des adultes. L’Opéra de la lune est un défi à la raison ratiocinante de l’ordre ; récit, il porte le lecteur et ici l’auditeur dans les pensées de Michel Morin, le petit garçon. Nulle insolence, ici, juste de l’impertinence pour ouvrir l’espace social et l’agrandir aux possibles qu’on ne veut pas voir. N’est-ce pas parce que Michel sait s’émouvoir de détails du quotidien qu’il s’insurge contre les représentations toutes faites de la réalité.
L’ouvrage s’accompagne d’un CD. Jacques Bonnaffé lit le texte, jouant de sa voix pour le scénariser, surtout qu’il s’agit de dialogues. Le comédien n’hésite pas à transformer certains changements d’interlocuteurs pour mieux conserver la puissance poétique de la narration. C’est que L’Opéra de la lune est une confrontation incessante de la voix sociale normative avec la voix enthousiaste de vie du petit garçon, héros de l’histoire, auquel, nous l’avons dit, est invité de s’identifier le lecteur. Il est d’ailleurs intéressant de souligner ici que l’illustratrice, elle, évite l’héroïsation de Michel pour mieux faire vivre le peuple de la lune et l’univers enchanté de ses rêves où le personnage est sans cesse mêlé. La musique de Denis Levaillant est interprétée par l’orchestre philarmonique de Radio France sous la direction de Jakub Hrůša. Cette création donne une épaisseur temporelle à ce qui tendait à configurer un espace infiniment élargi. La musique pour inscrire l’histoire dans la temporalité de la vie des lectrices, auditrices, des lecteurs et auditeurs… Un grand chef d’œuvre à tout point de vue, avec cette poésie incroyablement fraîche de Jacques Prévert.
Philippe Geneste

(1) Jacqueline Duhême rencontre en détail cette visite dans Une Vie en crobards, Gallimard, 2014, 142 p. notamment pp.84/88

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Naumann-Villemin Christine, Clodomir Mousqueton. La brigade de la poésie, illustré par Devaux Clément, Nathan, 2015, 32 p. 5€70
Comment écrire de la poésie ? Tel est le thème du livre, un roman pour les tout premiers lecteurs. Et c’est cette thématique qui va, ici, uniquement nous retenir. Il faut, nous apprend le récit, laisser venir ses émotions, ensuite, n’écrire que si on en a envie. L’erreur consisterait à inventer à partir de rien alors qu’il est bien plus intéressant, pour soi comme pour les lecteurs et lectrices, de partir de l’expérience vécue pour développer une invention. La poésie est toujours un peu autobiographique, mais elle va au-delà, parlant de l’humain tapi en chacun de nous.

Diérèse, poésie & littérature, automne-hiver 2014/2015, 188 p. 15€ (http://diereseetlesdeuxsiciles.hautefort.com ; Daniel Martinez 8 avenue Hoche, 77 330Ozoir-la-Ferrière)
Cette belle revue reflète un engagement à naviguer entre les genres, voire à en défaire les frontières.. On retrouve dans ce numéro Muriel Carminatti, connue pour ses ouvrages à destination de la jeunesse, et qui livre là des poèmes érudits. Le numéro s’ouvre par le domaine étranger, la danoise Pia Tafdrup traduite par Janine et Karl Poulsen, le poète chinois Li Shangyin (813 ? – 858). Un texte de Pierre Dhainaut qui conclut une suite de poèmes passionnants établit un parallèle entre le poème et l’état d’innocence enfantine. Pierre Dhainaut, on le sait (1) est un des rares poètes à écrire sur ses petits-enfants. Le rapprochement entre poésie et enfance prend un tour moins convenu que ne le laisse lire le titre. C’est l’accueil des signes dont parle Pierre Dhainaut, du pouvoir évocateur des souffles et de la dérive du sens au cours même de la construction du mot, chez l’enfant, du poème chez le poète : « Rebelles, les mots, ils mettent en branle un mouvement qui ne coïncide jamais avec ce que nous avions la prétention de dire, ne le refusons pas, acceptons qu’ils nous étonnent ». Pierre Dhainaut nous ouvre un peu son atelier de « [l’] intarissable écoute ». Il nous dit, poète, enfant, « regarde ailleurs, écoute ailleurs, ne te reproche pas de te distraire ». Comme les enfants, les poèmes « nous enseignent la patience, ils nous rendent heureusement inhabiles ».
Même si elle ne s’adresse pas à la jeunesse, cette revue gagnerait à être présentée aux adolescents, dans tous les centres de documentation des lycées notamment.
Philippe Geneste

(1) Pierre Dhainaut, Paroles dans l’approche, Auch, L’Arrière-Pays, 1997, 46 p.