Kochka Le Joueur de flûte de Hamelin,
d’après les frères Grimm, illustrations d’Aline Bureau, Père Castor/Flammarion, 2015, 32 p. 13€50
L’humanité adulte est si avare,
le profit est tant sa motivation d’existence que les villageois d’Hamelin ont
éradiqué tous les chats de Hamelin. Le village est désormais en proie aux rats
qui prolifèrent, mangent les récoltes et les réserves de blé. Survient un être
joyeux, un musicien, perché sur un arbre. Il propose au maire de débarrasser le
village des rats contre mille écus d’or. Marché conclu. L’homme prit sa flûte
et, ensorcela les rats qu’il amena se noyer dans la rivière. Sa mission
accomplit, le joueur de flûte vint en chercher le prix. Mais les grippe-sous le
répudièrent. De rage et pour se venger, il prit sa flûte et rassembla tous les
enfants du village qu’il entraîna au cœur d’une montagne qui se ferma après
leur passage. L’interprétation de la légende par Kochka et Bureau est heureuse
et laisse entendre que les enfants vivent heureux avec le joueur de flûte, donc
dans l’ensorcellement. Le texte original est plus cru puisque les enfants,
comme les rats, se noient à la rivière. Nous y reviendrons.
En revanche, Kochka respecte la
légende qui met en relation l’animalité et l’enfance. L’enfant serait pour la
filiation de la société humaine ce que sont les animaux dans la filiation des
êtres humains. Pierre Péju y voit une trace de la « tendance archaïque à fantasmer les enfants comme des animaux qui
grouillent (…) incapables de considérations réalistes ou rationnelles »,
« Les gosses comme les rats :
voilà ce que révèle la flûte enchantée » (1). Mais alors, la légende par
laquelle l’humanité n’est saisie que dans son animalité, voudrait-elle
signifier que l’avarice est une prédation qui pousse à l’irrationalité puisque
les adultes perdent leur progéniture, donc se perdent en tant que groupe, qu’espèce animale ? Cette légende
cruelle est-elle une allégorie sociale ? Le joueur de flûte, comme le dieu
Pan, rétablit ordre et bonheur, chasse le mal du village : les rats ;
et pourtant, il est à son tour chassé et se mue, dès lors, en être malfaisant.
La question de la bonté ou de la méchanceté ne serait donc que relative à
l’ordre social et aux relations sociales. Le maire trahit sa propre
parole ; le joueur de flûte est récusé par les villageois, qui se rient de
sa naïveté. Pourquoi ? Parce qu’il est étranger au village et qu’on ne
paie pas l’étranger, qu’on le nie en tant qu’humain. La vengeance du joueur de
flûte consiste alors à retourner aux villageois la négation de son humanité. On
reste dans une thématique revancharde. Et, en effet, le joueur se venge par
l’anéantissement de la progéniture des enfants. Il les entraîne à la mort,
vouant le village à une extinction future.
On l’a vu, Kochka refuse cette
fin, pour lui préférer un dénouement euphorique. Ainsi, avec Bureau, ils
refusent d’assumer la pédophobie propre à nombre de contes, ce qui est aussi
une manière de masquer l’inégal traitement de la jeunesse dans le monde
d’aujourd’hui : adulée en occident et pour autant sujette à l’exploitation
mercantile du juvénilisme ou jeunisme, mais aussi oubli de la jeunesse qui
marne comme esclave dans de nombreux autres pays. L’auteur et l’illustratrice
choisissent de monter en parallèle, au cœur de la montagne, un monde innocent,
débarrassé de l’avarice et de la traîtrise. Mais, de ce monde, ils ne montrent
rien. Il y a, ici, une ambigüité de leur interprétation. Ils veulent sauver
l’image de l’enfant en l’arrachant à l’animalité autant qu’à la perversité
humaine, tout autant qu’ils donnent une interprétation humaniste
insatisfaisante du conflit social autour de la figure de l’étranger. Mais,
alors, ne leur aurait-il pas fallu s’enhardir à dépasser l’adaptation vers la
constitution d’une suite ?
Philippe Geneste
(1) Pierre Péju, Enfance
obscure, Paris, Gallimard, collection Haute enfance, 2011, 375 p. – p.90 et p.91.