Anachroniques

30/04/2016

La traduction, une recréation ?

Mitri Younes Grace, Traduction en littérature jeunesse, une recréation à l'image de ses récepteurs, L'Harmattan, 2014, 279 p. 29€
Pour chroniquer cet ouvrage, nous avons sollicité Philippe Séro-Guillaume, directeur jusqu'en 2014 du master d'interprétation français/langue des signes - langue des signes/français à l'École Supérieure d'Interprètes et de Traducteurs (ESIT) Paris 3 Université Sorbonne Nouvelle auteur de L'Interprétation en langue des signes (thèse de doctorat en traductologie 1994).
Dans un premier temps, l'auteur expose les spécificités de la littérature de jeunesse, dont on date les premières traductions au dix-huitième siècle. Par exemple, Madame Le Prince de Beaumont fut influencée par les traductions de recueils d'histoires de langue anglaise destinés aux enfants. Mitri Younes souligne l'autonomie de ce « genre littéraire ». Puis l'ouvrage présente les différentes approches et théories relatives à la traduction. Ceci fait, l'auteur retient, pour son travail, la méthode d'analyse de Christiane Nord appelée théorie du skopos. Celle-ci différencie la traduction selon les récepteurs, ce qui autorise, comme légitimes, différentes traductions d'un même texte. Le texte de départ est désacralisé au bénéfice de la communication vivante dans laquelle il est utilisé.
Grace Mitri Younes illustre alors sont propos en s'appuyant sur une analyse comparative de  contes et nouvelles arabes (dit textes sources) et de leurs traductions (dit textes cibles) à destination d'enfants. Il s'agit de textes du libanais Fouad Ephram El-Boustany écrits en arabes et racontés à ses enfants. Puis ces textes ont été traduits en français par deux de ses enfants bilingues. L'une des deux traductrices, déclare en préface : « Il nous était donc naturel de traduire les contes écrits par notre père, sachant que nous allions reproduire fidèlement l'esprit insufflé par lui dans notre traduction... En relisant nos textes français, nous croyions entendre l'inflexion de sa voix... » Le cas est intéressant, puisque cette jeune femme libanaise nous dit : « la traduction je l'avais presque innée, ajutant la maîtrise du français à celle de l'arabe ».
On comprend qu'un travail aussi abouti permet une étude pertinente de la traduction. Grace Mitri Younes compare les deux recueils (cible et source) et en quelques chapitres savants, étudie les stratégies de traduction en toutes leurs dimensions (cognitive, linguistique, discursive, communicative, interculturelle etc.), ainsi que les choix qui ont permis aux traductrices ce tour de force.
Ce livre savant et documenté, bien construit, avec une très riche bibliographie, constitue une ouverture sur un domaine peu exploré. Manifestement destiné aux professionnels et aux universitaires, il pourra intéresser les passionnés de littérature de jeunesse.

Philippe Séro-Guillaume

18/04/2016

Du documentaire au livre d’activités

Baussier Sylvie, Le Mystère du géant de Prague. Le Golem du ghetto, Oskar éditeur, 2015, 88 p. 9€95
Cet ouvrage s’adresse aux 11/13 ans. Le texte s’appuie sur les différentes versions du mythe littéraire du Golem dont l’origine se trouve dans le psaume 139, verset 16, du chapitre Psaumes des Livres poétiques de l’Ancien Testament. Le mythe qui en est né est une réinterprétation de la littérature talmudique.
Des versions de source non théologique, Baussier emprunte à la tradition historique (la ville de Prague, sa communauté juive, le règne de Rodolphe II -1552/1612- à travers les âges) ce que le dossier documentaire de seize pages atteste.
Le Golem, créature d’argile qui s’anime lorsque son créateur grave sur son front le nom secret de Dieu ou place dans sa bouche le parchemin où est écrit ce nom), est privé de parole car seul Dieu donne la parole à sa créature humaine. La parole est tout ce qui sépare le golem des hommes et le maintient dans un état d’infériorité.
Baussier fait de la créature un être de conscience : « Peu m’importe la religion de ceux qui sont pris au piège ». Dans ce monde où des populations entières, des minorités, des groupes sociaux, sont enserrés dans des murs, des ghettos et toutes les formes variées d’enfermement, « je veux voler à leur secours, lever leur peine, faire fuir leurs assaillants. Mon maître m’a enseigné à combattre l’injustice et à protéger les faibles contre les forts. Je le fais, je le ferai ». C’est là un élargissement du récit. C’est là, aussi, où l’on voit qu’une interprétation progressiste des traditions religieuses manquent nécessairement leur but car ces traditions sont, sur le fond réactionnaire, fondées sur le hiérarchisme, la soumission et l’apologie de l’inégalité entre les êtres. Ce type d’interprétation bute sur la valorisation des Dieux, donc des supermans et autres héros infaillibles posés sur le chemin des consciences pour les asservir à des pouvoirs.
Ceci dit, la version de Sylvie Baussier est intéressante, elle est d’une certaine façon exemplaire. Elle choisit la fiction, elle la renforce du documentaire et de l’écriture instruite de son sujet. C’est une version précieuse, ne serait-ce que parce qu’elle met à nu les contradictions de ce type de légende que l’éducation nationale en France, par exemple, a intégré dans les textes fondamentaux à connaître par tout enfant de 10/11 ans. L’idéologie se nourrit de légendes. Alors on ne peut que se féliciter d’un livre qui, pour progressiste qu’il paraisse, montre aussi les limites humaines des mythes religieux toujours porteurs de hiérarchisation et d’une philosophie de la soumission.
Philippe Geneste

Sedlackova Jana, Tomski & Pokinski, Vajda Jan, Lenk Stepan, La Grande saga de la mode et du costume, Casterman, 2015 80 pages quadri Couverture cartonnée 14,95 €   Dès 10 ans
Ouvrage remarquable, à bien des égards, couvrant des périodes historiques par doubles pages où aux caractéristiques essentielles des vêtements et de la mode s’ajoutent des anecdotes, des célébrités, des histoires spécifiques de style (le rococo etc.). Loin de n’être qu’un phénomène contemporain, le souci du look et de l’ornement vestimentaire sous toutes ses formes a toujours fait partie du quotidien des êtres humains.
Ce grand album illustre toutes les époques, y compris les civilisations antiques – Égyptiens, Grecs, peuples « barbares », Chine et Japon ancien –, même s’il s’arrête plus particulièrement sur l’époque contemporaine du XXe et du XXIe siècles avec l’évocation en images des plus grands créateurs et de leurs créations, de Paul Poiret et Coco Chanel à Pierre Cardin et Marc Jacobs, sans oublier les icônes (Michael Jackson, Madonna…) qui ont souvent incarné leur image. « Au fil des pages, de petites infos sur les origines des costumes, des coiffures, des déguisements ou des accessoires viennent ponctuer la lecture ». Une synthèse en images clôt l’ouvrage à laquelle s’ajoutent les figures des icônes de la mode à travers les décennies récentes, l’histoire du maillot de bain, des chapeaux, des coiffures, des robes de mariée, des sacs et des chaussures, et un tableau en images des grands couturier.

Les Animaux de la ferme. 100 autocollants, Gallimard, mes premières découvertes, 2015, 5€90 ; Les Petites Bêtes. 100 autocollants, Gallimard, mes premières découvertes, 2015, 5€90 ; Les Animaux sauvages. 100 autocollants, Gallimard, mes premières découvertes, 2015, 5€90 ; Les Dinosaures. 100 autocollants, Gallimard, mes premières découvertes, 2015, 5€90
Il s’agit d’une petite boîte avec tiroir qui permet de ranger les animaux que l’enfant n’a pas utilisés. Il est intéressant de faire faire un album pour collectionner les animaux reproduisant les dessins réalistes des livres de la collection et instructif de chercher à les nommer. On pourrait y voir une étape seconde après l’imagier, pour apprendre à nommer les représentations du monde qui nous entoure, proche ou lointain, présent ou passé.

Gravier-Badredine Delphine (conçu par), Les Cahiers d’activité. Les pirates, Gallimard, mes premières découvertes, 2015, 16 p. 5€40 ; Gravier-Badredine Delphine (conçu par), Les Cahiers d’activité. La Ferme, Gallimard, mes premières découvertes, 2015, 16 p. 5€40
Les fascicules sont d’excellentes sources d’information et de documentation qui mettent l’enfant en position d’acteur de son savoir. Il doit placer des autocollants, compléter des décors, faire des jeux qui sont autant de moyens ludiques d’apprendre sur le sujet.

Cannat Guillaume, Le Ciel à l’œil nu. Mois par mois les plus beaux spectacles en 2016, Nathan, 2014, 143 p. 18€50
Voici un rendez-vous annuel des éditions Nathan, avec le ciel et les astronomes amateurs ou professionnels. Ce livre de vulgarisation scientifique, réalisé chaque année par le journaliste Guillaume Cannat, propose aux lecteurs de se repérer dans le ciel, de janvier à décembre 2016. Plus de soixante rendez-vous crépusculaires ou nocturnes entre les planètes, le soleil et la lune sont présentés avec un schéma détaillé, des conseils pour les observer. De nombreuses cartes, quelques cent schémas photographiques, des dessins, on ne peut nier l’intérêt d’un tel ouvrage à manier avec les enfants et à mettre dans les mains des adolescents. Surtout que des gros plans encyclopédiques permettent de découvrir ou redécouvrir les bases de l’observation des astres, un domaine sur lequel cette édition 2016 met plus particulièrement l’accent. Le tout est renforcé par les encadrés mythologiques, astrologiques et pratiques.

Commission lisez jeunesse

10/04/2016

Récit de vie, vie des fictions

Féret-Fleury Christine, Comédienne de Molière. Journal d’Armande, 1658-1661, Gallimard jeunesse, collection Mon histoire, 2015, 158 p. 10€50
C’est l’histoire de Menou, une jeune servante de 13 ans habitant la campagne et passant ses journées au travail ou à courir dans les champs avec les autres enfants. Menou n’a jamais mis le nez hors de la ferme. Un jour, une certaine Madeleine, se faisant passer pour sa sœur, vient la chercher. En fait, c’est une comédienne qui joue dans une troupe qui distrait nobles seigneurs et villageois. Menou rencontre alors les autres membres : Catherine de Brie, Thérèse du Parc, Marie-Hervé et Jean Baptiste Poquelin, de son nom de scène Molière. C’est lui qui écrit les pièces que la troupe joue.
A leur contact, Menou apprend à lire et à écrire jusqu’au jour où Madeleine lui annonce qu’elle devra tenir le carnet des pérégrinations de la troupe et transcrire les intrigues jouées. Mais très vite, ce carnet se transforme en journal intime. Elle devient amoureuse de Poquelin. La troupe la considère encore comme une enfant et il n’y a pas de rôle pour elle dans les pièces. Elle assiste donc au triomphe de Molière durant les années 1659 et 1660.
Tout change en 1661. Poquelin tombe amoureux de Menou et elle devient actrice. Menou se transforme en Armande et le mariage est annoncé. Molière va lui confier des rôles de plus en plus importants. Il va écrire des pièces adaptées à son jeu de grande comédienne de la scène du dix-septième siècle.
Louisa Dubois

Ndombasi Gansa, Les Enfants du port Malebo. Halte au trafic d’enfants, L’Harmattan jeunesse, 2015, 60 p. 10€
Cet ouvrage didactique évite la leçon morale soporifique dont raffole le petit roman pour la jeunesse. Gansa Ndombasi raconte une histoire qui emprunte le genre de la fable. Ce dernier permet d’éviter ce que le vraisemblable apporte d’ennui dans les récits didactiques classiques. Un enfant va donc sauver d’autres enfants de l’esclavage, en les arrachant des griffes de trafiquants menés par un richissime chef, installé dans la société. Laquelle ? L’histoire ne le dit pas, qui se situe dans une Afrique imaginaire. Le message vaut ainsi pour l’ensemble du continent, mettant en avant la complicité des régimes politiques, des polices locales et des grands groupes industriels ou économiques qui exploitent les sols à la recherche de matières premières et précieuses. Bien que l’ouvrage s’ouvre avec une épigraphe de Jacques Chirac, il présente le mérite de s’adresser en étant compris à des enfants de 9/10 ans et de ne pas tomber dans le moralisme. Le bref dossier pédagogique qui clôt l’ouvrage est immédiatement utilisable.

Carroll, Lewis, Alice au pays des merveilles, traduction d’Henri Parisot, illustrations de charlotte Gastaut, 2016, 221 p.
Voici une édition du texte intégral de Charles Lutwige Dodgson (1832-1898), mathématicien, logicien, doyen du Christ Church College, à Oxford, devenu l’auteur excentrique et facétieux d’un roman inépuisable, Alice au pays des merveilles. Les illustrations sont confiées à une illustratrice contemporaine, elles sont en noir et blanc et ajoutent leur merveilleux spécifique à celui du texte. Ne pas avoir repris les illustrations initiales de Tenniel est probablement dû à la volonté de livrer une illustration plus directement en prise avec le regard des adolescents et pré-adolescents d’aujourd’hui.
On ne compte plus les éditions ni les adaptations (ces dernières en général fort peu heureuses) des aventures souterraines d’Alice, titre premier donné par Dodgson à une histoire qu’il se plaît à raconter à une enfant de 8 ans à laquelle il est fort lié, Alice Liddell. La première version, anglaise, donc, est parue en 1865, traduite en français en 1870 chez Hachette. C’est une œuvre subversive car l’auteur y dénonce l’usage explicatif que l’on fait des textes à l’école. Par les jeux de mots et de langue, une logique absurde infaillible vient guider la lecture. La mise en page était réglée avec une précision inflexible. Carroll projetait « d’amorcer une nouvelle ligne dans le trésor des contes » (1), une ligne qui ne s’adressât point spécifiquement aux enfants, même si Carroll les prenait pour des destinataires privilégiés, faisant, là, œuvre pionnière. Faut-il encore ajouter qu’Alice au pays des merveilles est un manifeste toujours actuel de la négation de la classification des œuvres littéraires par âge du lectorat ? Qu’aujourd’hui il paraisse et reparaisse dans des collections destinés à la jeunesse, prouve juste le dynamisme de ce secteur éditorial, mais ne doit pas faire oublier l’exigence de l’imaginaire pour la vie humaine qu’elle soit déjà entamée en vie d’adulte ou qu’elle soit en sa jeunesse d’accomplissement.
Philippe Geneste

(1) cité par Denise Dupont-Escarpit, La Littérature de jeunesse, itinéraires d’hier à aujourd’hui, Magnard, 2008, p.98

03/04/2016

L’invisibilité de la brisure d’une vie

FRAISSE, Nora, Marion, treize ans pour toujours, éditions Calmann-Lévy, Paris, 2015, 189 p. 16€50
Dans ce livre, Nora Fraisse témoigne du drame qu'elle a vécu ainsi que toute sa famille en 2013 : sa fille, Marion, s'est suicidée à l'âge de treize ans.
D'abord sous le choc, Nora et son mari veulent ensuite comprendre les raisons de ce suicide et finissent, avec l'aide des gendarmes, par découvrir que leur fille était victime de harcèlement dans son collège.
Le témoignage de Nora Fraisse, très touchant, est aussi très instructif parce qu’il met en évidence les failles du système de l'Education Nationale (manque de surveillance, jeunes enseignants livrés à eux-mêmes...) et les rouages du harcèlement. Aux moqueries, bousculades, insultes quotidiennes que subissait Marion se sont rajoutés des textos et des messages haineux sur son mur Facebook. Le harcèlement physique subi au collège se poursuivait ensuite via les réseaux sociaux…L’adolescente n’avait aucun répit et n’osait pas affoler ses parents. Son suicide sonne comme un appel au secours, ou mieux, comme un appel sans plus de secours possible.
Après la mort de Marion, Nora Fraisse décrit une absence de compassion de la part de certaines familles des bourreaux de sa fille et le silence de la part du principal qui n’a cherché qu’à étouffer l'affaire. Elle découvre les principaux élèves qui intimidaient Marion, un noyau de cinq, même si ces élèves-là bénéficiaient de la complicité passive de leurs camarades, et a porté plainte contre eux.
Aujourd’hui, Nora Fraisse a créé l’association Marion – La main tendue pour aider les familles dont les enfants souffrent de harcèlement.

Milena Geneste-Mas