Anachroniques

29/05/2016

Le récit et le rapport humain au monde

Compagnie acte II d’après l’œuvre de Rudyard Kipling, Le Livre de la jungle, Lucernaire-L’Harmattan, 2015, 66 p., 10€50
Ovaldé Véronique, Le Livre de la jungle d’après Rudyard Kipling, illustrations de Laurent Moreau, Gallimard jeunesse, 2016, 32 p., 14€
Quelle lecture contemporaine faire, de ce qui reste le roman pour enfants le plus connu de Kipling, quand on écrit à destination de la jeunesse ? Les deux adaptations et interprétations qui viennent de paraître offrent deux points de vue très intéressants. Le premier ouvrage, de l’excellente collection Lucernaire chez L’Harmattan, est une pièce de théâtre à l’écriture souple et claire qui interroge la double nature de Mowgly, mi-humain mi-animal. La fiction jouée par la compagnie acte II repose sur l’assertion de Kaa, le serpent, « l’homme finit toujours par retourner à l’homme ». La jungle ne rejette pas Mowgli, mais celui qui possède le feu domine l’animal et retourne à l’espèce fabricatrice.
L’interprétation de Véronique Ovadé servie par la naïveté colorée des aplats de Moreau qui composent les pages et doubles pages de mille motifs est toute autre. Elle met en parallèle le destin de Shere Khan (le tigre vengeur) et Mowgli. Ainsi, Mowgli tue-t-il Shere Khan par la ruse : « et tout comme Shere Khan avait convaincu les jeunes loups que Mowgli était une proie, Buldéo convainquit les hommes du village que Mowgli était sorcier », ce qui le condamne à l’exil de son village. Alors que dans la pièce, Mowgli souffre de la duplicité de sa nature, dans le récit, il s’affirme comme un loup. Et parce qu’il l’est, par éducation, il ne sera pas impressionné par le trésor du cobra blanc, c’est-à-dire par l’argent : « il ne vit là que des choses froides et brillantes dont il n’aurait pas l’usage ». Sa nature animale acquise le prémunit contre la « convoitise des hommes qui les tue ». S’il devient un sage respecté parmi les  humains, il rentre dans la jungle la nuit pour retrouver la société qui l’a élevé : « il avait finalement réussi à être mi-homme, mi-loup ».
Si l’album ravira les enfants qui refuseront de choisir entre l’homme et le loup, la pièce impose un choix comme relevant de la nécessité vitale et de la nature, ce qui est d’ailleurs la position de Kipling : « Il y a désormais dans la jungle, quelque chose de plus que la loi de la jungle ». Pour l’auteur anglais, on doit obéir à sa nature comme on doit obéir à ce qui est supérieur. La pièce et l’album, l’un et l’autre dans leur propre registre, interrogent cette philosophie qui, chez Kipling, correspond à sa position de soutien à l’impérialisme britannique, une philosophie qui hiérarchise les espèces mais aussi les peuples. Ils l’interrogent et la transforment en une enquête sur la solidarité. Et c’est pourquoi la fin y est très différente que dans le roman de Kipling. Dans la pièce, si Mowgli retourne auprès des humains, il y retourne avec « sœur grise », la jeune louve compagne de jeu de Mowgli : « Sœur grise : les étoiles pâlissent. Où coucherons-nous ce soir ? Maintenant nous suivons de nouvelles pistes ». Dans l’album, Mowgli finit membre du peuple des humains le jour, membre du peuple des loups la nuit : « Pauvre Mowgli, homme parmi les loups, loup parmi les hommes ». Le refus dans les deux œuvres contemporaines d’un Mowgli uniquement humain est requis par leur dimension éthique. La pièce et l’album refusent de faire allégeance à la convoitise et à la vengeance assassine et donc d’y soumettre Mowgli. Voici deux très instructifs cheminements qui font préférer, finalement, l’interprétation d’une œuvre à son adaptation.
De ces deux œuvres, et grâce à l’approche de Véronique Ovaldé, une réflexion émerge qui a trait à l’enfance. Au fond, sur quoi repose le succès du Livre de la jungle ? Il repose sur le vraisemblable pour l’enfant de l’histoire contée. Le vraisemblable littéraire est l’équivalent de la fiction enfantine. En effet, dans l’illusion que crée l’enfant en instance au monde, le réel est un décor, un espace du présent de la vie. L’enfant crée cette illusion, appelons-la, illusion vraisemblable, pour abstraire son présent des impossibilités qui feraient obstacle à ce qu’il veut vivre. Cette volonté étant, d’ailleurs, tout autant, une possibilité sans limite. L’enfant s’affranchit des limites du réel et intègre ces limites à l’intérieur du présent. La temporalité enfantine, ce hors-temps fictif du jeu, opère la liaison de deux mondes : le monde réel, historique, et le monde de la fiction. Cette liaison construit la vraisemblance, une notion commune à l’enfance et à la littérature. Véronique Ovaldé dirait que nous sommes dans « un rapport magique au monde » (1), ce rapport qui identifie l’enfance, et elle aurait raison. N’est-ce pas là le ressort même qui permet, encore aujourd’hui, au livre de Kipling, de toucher de nouvelles générations de lecteurs et lectrices ? Nous le pensons. Mais nous pensons, aussi, que les livres d’Ovaldé et de la Compagnie Acte II y puisent la teneur de leur réussite en l’approfondissant pour l’actualité des vies de l’ici et maintenant.
Philippe Geneste

(1) Véronique Ovaldé, « Scintillations », Le Monde des livres, 25 mars 2016 p.8

22/05/2016

Un conte philosophique

professeur FORMICK, L’Univers fascinant du Dominatus, traduction Didier Jean et ZAD, éditions 2 Vives voix/Utopique, 2009, 64 p. 16€50                     Pour tous les âges
L’espèce humaine, ici rebaptisée Dominatus, est passée au microscope du professeur Formick, scientifique fourmi doublée d’anthropologue. C’est l’évolution de cet « étrange mammifère bipède » dans son rapport à l’environnement, à ses congénères et aux autres membres de l’ordre du vivant qui intéresse la science. Ce conte philosophique choisit un regard tiers pour mieux voir les caractéristiques d’une espèce envahissante, devenue dominatrice : « convaincu que la Terre et toutes ses richesses lui appartiennent, le Dominatus pense pouvoir en disposer à sa guise. Il a en outre l’intime conviction d’être le centre de l’univers, le stade ultime de l’évolution ». Mais, ne se rendant pas compte qu’il met en péril la « planète Humus », il se montre « dangereux pour lui-même ». Les images sont faites de photographies et collages avec des dessins sur-imprimés en noir et blanc. Toutes les caractéristiques de la civilisation occidentale sont détaillées : culte des objets, passion de la domination et organisation des soumissions, naturalisation des inégalités, modalités spécifiques à l’espèce de la sélection sexuelle, rites funéraires, sportifs et sociaux, irrationnel de certains désirs, comme celui du stockage, du déchet et de leur traduction artistique en installations érigées en l’honneur de la civilisation dominatusienne.
L’album met l’accent sur le lien entre l’élan irrationaliste religieux et le culte de la consommation : la croyance en la science a pour revers l’entretien du spiritualisme mystique pour former une seule et même entité historique, celle de Dominatus.
Par cet album, au format italien, de petite taille, Zad et Jean proposent une réflexion humoristique et sarcastique de notre civilisation. L’ironie sert la critique sans concession du capitalisme. L’album rappelle, aussi, que pour mieux connaître les Autres, pour mieux comprendre le monde, il faut aussi accepter de poser un regard sur soi. C’est à ce prix que, détruisant les barrières des civilisations construites par le mode de production dominant, l’humain pourra, seulement, « reconnaître (…) l’Autre comme un semblable autrement construit » (1). Les observations du professeur Formick induisent que le Dominatus, pour se sortir de son cheminement à sa propre destruction, devrait prendre conscience des conditions de vie réelles qu’il a fabriquées et qu’il impose aux quatre coins de sa planète.
Un livre indispensable à toute bibliothèque, à tout centre de documentation et d’information, un album à faire étudier en classe pour former la réflexion par l’analyse de la fiction.
Philippe Geneste

(1) Tort, Patrick, Sexe, race et culture, conversation avec Régis Meyran, Paris, Textuel, 2014, 108 p. – p.11

16/05/2016

Dans la tête des autres, pour la connaissance de soi

Deroin Christine, Ma Sœur n’a plus goût à la vie. La dépression des ados, oskar, 2015, 95 p. 10€
Lilou est en colère, sa grande sœur Emma, 15 ans, vient d'être amenée par les pompiers à l'hôpital le plus proche. Emma a fait une tentative de suicide. D’autre part, ses parents ne lui donnent aucune explication, ne lui permettent pas de voir sa sœur à l'hôpital, bref, la tiennent à distance. Lilou est exaspérée par cette attitude, et ce qui la met le plus en fureur, c'est que personne n'a anticipé ce qui allait arriver.
Alors, elle décide de faire son enquête. Elle veut comprendre comment sa grande sœur a pu en arriver là, sans que ses parents ne s'aperçoivent de rien. Pourtant, elle, la petite, avait bien vu qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond ! Les cernes sous les yeux de sa sœur, ses nuits blanches passées sur l'ordinateur, ses silences, ses humeurs maussades.
Ce petit texte (80pages) de Christine Deroin n'apporte pas grand chamboulement dans la façon d'aborder la dépression adolescente : une ado en crise, des parents un peu largués et la plus jeune qui est la plus lucide mais qu'on n'a pas envie d'écouter… Toutefois, il propose un texte vif, plein d'énergie et où l’humour est habilement utilisé  malgré la gravité du sujet. La situation vue à travers les yeux de la cadette permet une mise à distance bénéfique qui évite de plomber l'ambiance ou de tomber dans les clichés.
L'interview en fin d'ouvrage, de la pédopsychiatre Laure Chandelier permet aux lecteurs d'approfondir le sujet traité. En tant qu'adulte on peut imaginer se servir de ce texte comme support dans un atelier de parole pour adolescents : aider à parler de ce passage obligé dans la vie d'un être humain qui peut parfois se vivre si douloureusement.
Laure Chandelier nous explique bien qu'il n'y a pas de fatalité, il y a une solution à toutes les crises adolescentes quels que soient leurs degrés de gravité.
Chantal Ribeyrotte

Walsh Mélanie, Oscar et ses super-pouvoirs ! traduction de Marie Olivier, Gallimard jeunesse, 2016, 32 p. 14€
L’album porte sur le quotidien d’un enfant autiste atteint du syndrome d’Asperger. L’angle choisi est celui de l’éloge de la différence avec une propension à l’assimilation de celle-ci au génie individuel. C’est un glissement à l’œuvre dans notre société assez incapable de comprendre l’humain dans la simplicité de la vie et qui rehausse sans-cesse le quotidien de valorisation à dominante morale voire, c’est pareil, citoyenne. La générosité des discours tait la réalité des situations. Comme par ailleurs, nos sociétés ont réponse technico-scientifique à toute chose, il est évident que des « remédiations » et « réparations » sont toujours à portée de dossiers administratifs divers et variés. Le livre de Mélanie Walsh appartient à cette lecture de ce qu’on nomme communément le handicap mais qu’on euphémisme désormais par des détours périphrastiques qui aboutissent à en faire des atouts de vie. Oscar est donc autiste. Il reste dans sa bulle, se montre étranger à la vie de sa classe. Très gêné par tout ce qui n’est pas prévu par les règles de son univers, mais tout autant happé par un événement extérieur, un imprévu qui va l’obnubiler, il se fatigue vite. Sa pensée s’attache aux détails, ce qui la gêne dans sa tâche de saisir l’univers globalement. Oscar a des difficultés à maintenir son attention ; il a du mal à faire un travail suivi car il oublie parfois ce pour quoi il s’est mis à tel ouvrage. Il donne l’impression de s’éparpiller quand, en fait, il explore sans rigueur des modalités de résolution de tâches. Il est anxieux, s’angoisse par la méticulosité même de son comportement, par sa volonté même à répondre le mieux qu’il peut à ce qu’on lui demande.
Insensiblement on passe de la vie au jugement augmenté de cette vie et Oscar devient un super-héros. On comprend bien que le livre cherche à accompagner les parents, dont le quotidien est souvent une épreuve face au manque de prise en charge collective de l’autisme. Mais n’est-ce pas trompeur comme approche ? Ne glisse-t-on pas vers une erreur symétrique consistant à ne plus voir dans les individus que des exceptions notoires, qu’il faut reconnaître non dans leur humanité mais dans leur exceptionnelle humanité ? N’est-ce pas une porte largement ouverte, ensuite, aux discours proto-scientifiques de la personne élue, de l’exception ?

Philippe Geneste

08/05/2016

La littérature en proie aux addictions

Ancion Nicolas, En mille morceaux, Mijade, 2015, 192 p. 8€
Destiné aux 14/17 ans, l’ouvrage énonce des tranches de vie. Comme dans la tragédie classique, le roman procède par unités. Ici, l’unité de lieu est le lycée, l’unité de temps, est de quatre jours, l’unité d’action est représentée par les personnages, tous de 15 à 18 ans, et passant leur fin de semaine à boire et à se défoncer. L’alcool, le tabac, la drogue, les rencontres forment et déforment les groupes. Il y a Frank, ses pilules et sa violence, Léa, l’amoureuse entraînée, Erik trop égocentrique pour comprendre les autres, il y a les amis sur face book, telle l’étonnante Sorcière. Le drame : le décès d’une amie, Jessica, gothique, défoncée, morte après une soirée. On apprendra, certes, que les substances ne sont pas directement la cause de sa mort, mais comment ne pas les y mêler ? Du coup, adroitement, le roman prend un tour didactique, les personnages se mettant à débattre de certaines de leurs pratiques à risque. Le rapport aux parents est évidemment très prégnant mais aussi, à travers le personnage de la mère de Karine, la question de l’affirmation de soi abordée avec nuances en fonction des pratiques sociales quotidiennes. Remarquons bien que l’ouvrage questionne autant les comportements des adultes que ceux des jeunes, ce qui évite le didactisme communément en vogue en littérature de jeunesse, pour saisir la question des addictions dans le contexte social et non isolé de celui-ci. C’est là un apport sensible du livre qui permet d’interroger l’usage des relations virtuelles sur un profil face book et le rôle de la pseudonymie qui y règne, masquage de la personne, signe d’une double identité, réalisation de soi, à l’abri de la peur des autres ?
Bien que la composition de l’ouvrage fasse se succéder les points de vue, l’auteur ne réussit pas à varier le style. Une grande uniformité règne, brisée seulement lorsqu’il intègre des imitations de commentaires saisis sur le réseau social où chattent les adolescents. En revanche, il crée un rythme soutenu, conformément au mode de vie décrit, avec des alternances de point de vue qui relancent sans cesse l’intérêt des lecteurs et lectrices. Les vies des personnages prennent ainsi une singularité (« il n’y a pas de vie ordinaire, il n’y a que des vies singulières » que le site d’infor-drogues www.enmillemorceaux.be permet de retrouver à travers les photos des personnages, leur page Face book….
Geneste Philippe
NB Sur le même sujet des addictions, et chez le même éditeur : Florence Aubry, Biture express, Mijade, 2010, 190 p. 8€

Hinckel Florenece, secrets.com, illustrations de Colonel Moutarde, Rageot, 2013, 191 p. 6€45
Voici un ouvrage qui annonce être « strictement réservé aux élèves de 6 » en sa quatrième de couverture. C’est un écrit habile, élégant, une composition intelligente. Le récit nous parle de l’usage du net, des réseaux sociaux, à travers une histoire banale mais qui prend le relief de la vie et de l’authenticité de situations de plus en plus courantes. Un bon livre pour les 10/12 ans.
Commission lisezjeunesse