Anachroniques

29/10/2017

Simulacres

BRISSOT, Camille, La Maison des reflets, Paris, Editions Syros, 2017, 344 p., ISBN : 9782748523249, 16,95 €

Résumé détaillé de l’histoire :
Daniel est un adolescent de 15 ans dont le grand-père, Edouard Edelweiss, aujourd’hui décédé, a fondé la plus célèbre des « Maisons de départ », la Maison Edelweiss. Petro, le père de Daniel, en est l’actuel directeur et travaille des heures durant dans son atelier afin de re-créer le plus fidèlement possible des « reflets » de personnes décédées, à la demande des familles. Les reflets sont en quatre dimensions et reproduisent au mieux le physique de la personne mais également son caractère. La Maison Edelweiss abrite ainsi environ 250 reflets, dont celui d’Edouard Edelweiss, et connaît un succès fulgurant. Des visiteurs passent régulièrement voir l’un de leur proche décédé, qui n’apparaît que lorsqu’on l’appelle par son prénom et avec un matériel adéquat (lentilles 3D, oreillettes…). Dans des salons de réception ultra-modernes équipés de panneaux 3D, ils peuvent choisir le décor de leur choix grâce à un écran de commande (plage tropicale, petit chalet, jardin fleuri…) pour converser avec leur reflet.
Pourtant, dans cette Maison futuriste, qui est aussi la sienne, le quotidien du jeune Daniel est empli de solitude. Son père est très absorbé par son travail et Mme Elia, sa gouvernante, ne lui prodigue que des leçons ennuyeuses. Ses meilleurs amis sont des reflets : Matthias et Mona, deux jeunes gens d’une vingtaine d’années, et Elliot, un enfant de 8 ans. Si lorsqu’il était plus jeune Daniel adorait Elliot, il se détache un peu de lui. En effet, les reflets ne grandissent et ne vieillissent pas. L’objectif des Maisons de départ est d’aider les visiteurs à accepter la mort d’un proche, à apaiser leur chagrin ou à dire au revoir au défunt, mais non d’oublier le décès. C’est pour cela que les particuliers ne peuvent pas avoir de reflets à domicile (sans compter que cela nécessite un matériel spécial) et que les reflets ne changent pas physiquement. Un autre reflet très important pour Daniel est celui de sa maman, qui est décédée lorsqu’il était bébé. Au contraire de son père, vivant mais trop absent, sa maman, décédée, est présente pour Daniel.
Un jour, le père de Daniel décide d’impliquer davantage son fils et lui demande de créer un nouveau décor pour l’un des salons de réception. Enthousiasmé par cette nouvelle mission, Daniel part pour la première fois hors de la Maison et se rend à la fête foraine de la ville. La grande roue qu’il a vue au loin lui permet de facilement se diriger. C’est ainsi qu’il y passe toute une journée et qu’il rencontre Violette, une jeune fille de son âge dont les parents gèrent l’attraction du Palais des Glaces. Avec eux et sa sœur jumelle, Esther, Violette voyage de ville en ville toute l’année. Daniel trouve cette vie fascinante. Lorsqu’il rentre chez lui le soir, il a de nombreux croquis de son nouveau décor, la fête foraine, et s’est fait une première amie vivante. Grâce à un visiteur qui chaque saison traverse le pays pour venir à la Maison Edelweiss et rendre visite à sa femme décédée, Daniel parvient à correspondre par lettre avec Violette qui, par choix, n’a pas de téléphone portable. Il attend impatiemment sa venue en ville l’année suivante.
Mais, rien ne va se passer comme prévu. Un jour, Daniel apprend par hasard que la « Cérémonie de la Dernière Nuit » est annoncée pour son amie Mona. Si la famille du reflet le décide, ce dernier peut être détruit, de façon irrémédiable, lors de cette Cérémonie. Révolté, Daniel se confie à Mme Elia qui tente alors de lui expliquer la différence entre un vrai décès et la Dernière Nuit du reflet. Elle-même a autrefois refusé que son petit garçon décédé devienne un reflet. Mais Daniel ne la comprend pas, il a grandi entouré de reflets et, pour lui, ils sont bien réels.
En outre, alors qu’il a de moins en moins de nouvelles de Violette, une dernière lettre lui parvient où elle souhaite arrêter soudainement leur correspondance, sans donner d’explications. Voyant le désarroi de son fils, Petro demande à Mme Elia et à Daphné Maris, une journaliste qui écrit des articles sur la Maison, de localiser la jeune fille. Ensemble, ils partent en voiture pour la rejoindre. Malheureusement, une fois sur place, Daniel apprend son décès. Peu de temps plus tard, Esther lui rend visite à la Maison Edelweiss pour lui révéler que Violette était malade depuis l’enfance. Daniel décide alors de créer le reflet de Violette, à l’aide de son père, grâce au peu de photos qu’il a d’elle et grâce aux lettres qu’elle lui a écrites. Il souhaite en faire la surprise à Esther lors de sa prochaine visite. En attendant, tous deux communiquent beaucoup, par SMS cette fois, et leur complicité est évidente. Mais le jour où Daniel lui montre le reflet de Violette, Esther s’enfuit, horrifiée. Daniel la retrouve et elle s’explique enfin : elle souffre de la perte de sa sœur et a été choquée d’être soudain face à son double virtuel. Mais, en plus de cela, ce reflet de Violette ne peut qu’être faussé car, s’il reproduit à la perfection le physique de la jeune fille, il ne peut pas en reproduire le caractère basé sur la correspondance épistolaire entre Daniel et elle… En effet, Violette a bien reçu la première lettre de Daniel mais elle était déjà trop faible pour lui répondre. Elle a demandé à Esther d’écrire la lettre à sa place. C’était en fait Esther qui était derrière cette relation épistolaire. Daniel s’en va, troublé.
Il se confie à sa maman mais se rend soudain compte qu’elle n’émet pas d’opinion et que quelques-unes de ses phrases sont les mêmes que celles de certaines visiteuses. Mme Elia lui explique alors que l’Intelligence Artificielle des reflets, que Daniel surnomme « la Ruche », est capable de gérer l’ensemble des reflets de la Maison et s’incarne dans celui de son grand-père. En fait, cette entité est l’ensemble des reflets de la Maison, elle évolue afin de rendre les reflets les plus humains possibles. Mme Elia lui avoue aussi que sa vraie maman est en fait bien vivante mais l’a abandonné lorsqu’il était bébé. Son père a créé son reflet pour ne pas que son fils grandisse sans mère. Comme pour le reflet de Violette, le reflet de sa maman reproduit à la perfection sa beauté physique mais son caractère, en revanche, n’a rien à voir avec celui de la personne d’origine. Alors que le reflet est doux et attentionné, sa vraie maman était capricieuse et a abandonné toute sa famille. Daniel comprend alors ce que Mme Elia a tenté de lui expliquer auparavant : que les reflets ne contiennent pas l’âme de la personne. Ils ne sont que des créations, extrêmement bien réalisées. Il prend soudain conscience que sa Maison est un « manoir aux illusions », un « Palais des Glaces ».
Lors de l’épilogue, Daniel et Esther, réconciliés et très proches, organisent, émus, la « Cérémonie de la Dernière Nuit » de Violette et de la maman de Daniel.

Mon avis :
J’ai adoré ce livre, très bien écrit, et qui raconte une histoire assez poétique. Le lecteur y entre facilement, les explications sur les reflets sont très claires et le personnage de la journaliste, Daphné Maris, permet d’avoir, sous la forme d’articles de presse, des détails techniques sur les reflets, sur l’Intelligence Artificielle qui les gère et sur l’histoire de la Maison Edelweiss.
Le narrateur, Daniel, est attachant parce que son histoire est celle d’un jeune garçon qui se heurte à des désillusions : désillusions sur les reflets, qu’il considérait comme ses amis, comme des « cadeaux merveilleux » faits aux visiteurs. Mais ils ne sont en réalité que la représentation d’une personne et sont possédés par une Intelligence Artificielle. Désillusions aussi sur sa famille avec le fossé qui existe entre son père et lui, sa maman, qui l’a en fait abandonné et son grand-père qui, en réalité, ne ressemblait pas du tout au reflet qu’il connaît de lui. Et, enfin, désillusion en amitié avec la fausse relation épistolaire entre Violette et lui. Cependant, Daniel comprend son père de mieux en mieux au fil du roman et Daphné Maris, qui va devenir la petite amie de ce dernier, les aide à se rapprocher l’un et l’autre. Quant à l’amitié, s’il est malheureux en apprenant le décès de Violette, il se rapproche d’Esther et se trouve une nouvelle amie. A la fin du livre, il est prévu que tous deux se rejoignent pendant l’été pour voyager. Daniel éprouve d’ailleurs le besoin de sortir de la Maison des reflets pour apprendre ce que le vrai monde, celui des vivants, a à offrir.

Milena Geneste-Mas




15/10/2017

« Ivre de liberté je fends l’air sauvage / Et de nul rivage ne veut être l’otage » Fatima Chabid

Si nous avons choisi de présenter ensemble ces deux très beaux romans : Le jour où je suis partie de Charlotte Bousquet et Guadalquivir de Stéphane Servant c’est parce que les voix de leurs jeunes narrateur et narratrice s’y font écho. Elles racontent qu’au sortir de l’enfance, si l’avenir paraît emmuré, empêché par les diktats sociaux et machistes, et malgré la violence, le chômage, malgré les viols, les mariages forcés, malgré le racisme et malgré toutes les religions, rien n’est inscrit d’avance, rien n’est prédestiné.

Bousquet Charlotte, Le jour où je suis partie, édition Flammarion Jeunesse, 2017, 186 pages, 13€
C’est l’hiver au commencement du roman. La narratrice, Tidir, est une jeune marocaine de 18 ans. Elle habite avec sa fratrie, sa mère, ses tantes et surtout sa grand-tante Damya, dans un douar perdu aux confins de l’Anti-Atlas marocain. Son père est parti à Aguadir soi-disant pour nourrir sa famille, mais où, profitant de son statut d’homme dans une société machiste, il trompe son épouse, et cela sans vergogne et surtout sans qu’elle ne réagisse.
Malgré la beauté de la nature alentour, l’harmonie de la vie au douar, la proximité des animaux, des chèvres dont elle prend grand soin, en compagnie du chien berger Toto et de l’âne Santiago, Tidir souffre. Depuis trois mois que son amie intime Lilli est morte, Tidir souffre et a la haine. Elle a la haine parce que Lilli a été violée et contrainte d’épouser le criminel, et que meurtrie d’humiliation, de douleur, Lilli s’est suicidée.
Aussi, lorsque son père veut lui imposer un mariage forcé, Tidir, comme une revanche au drame de son amie, comme une émancipation aux diktats machistes, pour aussi rencontrer d’autres femmes, d’autres hommes, et partager un idéal de liberté, d’épanouissement de vie, décide de partir à Rabat, la grande ville marocaine, bien loin de son douar natal. Là, elle veut participer à la Marche du 8 mars, journée de la femme, durant laquelle sont dénoncées toutes les violences récentes et anciennes faites aux filles et aux femmes : agressions pour tenues jugées indécentes, pour marcher non accompagnée dans la rue, harcèlements, mariages forcés (en dépit de leur interdiction au Maroc, depuis 2014), viols…
Aidée de Damya, qui, à 15 ans, s’est échappée elle aussi d’un mariage forcé, Tidir s’enfuit. Elle a pour tout bagage un petit baluchon empli de rares vêtements, de nourriture, d’un tapis tissé par Damya et qu’elle pourra revendre, et en guise de bénédiction tout l’héritage que la vieille dame lui offre, celui du courage et de la liberté.
Chemin faisant la jeune fille apprivoise un chien, Amalou, qui va la suivre partout et, l’aider à sauver un jeune homme de son âge agressé dans une rue sombre de Marrakech. Cet adolescent est français, il s’appelle Lilian. Il va l’accompagner jusqu’à Rabat, jusqu’à la Marche des Femmes. Dans leur périple les deux amis vont vivre ensemble les préjugés sociaux : haine des animaux, en particulier des chiens, haine pour les humains, racismes contre toute couleurs de peau différente, machisme avec les indécrottables réflexions à l’égard d’une jeune fille marocaine soupçonnée de profiter de l’argent supposé d’un garçon européen. Des préjugés moraux aussi. Après avoir vécu une tentative de viol, Tidir comprend et souligne, à l’encontre de ce qu’il est souvent pensé et dit, qu’il n’existe pas de tenues, de statures coupables, ni de comportements ou de caractères, qui provoqueraient la moindre excuse à ce crime, que l’on soit silencieuse et douce comme son amie Lilli, ou déterminée comme elle.
Le roman se termine. On devine la jeune héroïne toute proche d’une nouvelle croisée de chemins, là où des hommes, des femmes travaillent à défricher (déchiffrer) les voies de l’émancipation humaine.

Servant Stéphane, Guadalquivir, Gallimard Jeunesse, 2017, 197 pages, 5€90 (1ère éd. 2009)
Frédéric vit en banlieue avec sa mère. Narrateur du roman, il raconte comment la mort de son père - fut-elle accident, ou suicide ?- l’a anéanti. Avant d’être licencié, son père était maçon. Il était fier de son travail bien fait, de ses réalisations tout au long des routes qu’il pouvait montrer à son fils, Frédéric, alors enfant. A son licenciement il s’est senti exclu, humilié, rejeté parla France à qui, fils d’immigré.e espagnol.e, il avait apporté son savoir faire, toute la force de son travail et de sa dignité d’homme. La mort de son père, Frédéric l’a vécue comme un abandon, elle s’est faite douleur, une douleur qui brûle en lui comme un feu de haine – haine contre ceux qui ont détruit son père, haine qui le pousse à une violence exacerbée non contre les réels malfrats, détenteurs du pouvoir de l’argent, qui vivent et s’enrichissent au détriment de ceux et celles qu’ils exploitent, mais contre les jeunes de la banlieue d’en face, enfants d’immigrés maghrébins et africains. Avec ses copains skinheads, Frédéric s’enfonce dans une violence de plus en plus dure.
Frédéric a aussi une grande mère, Pépita, venue d’Espagne pour passer ses derniers jours en France, dans une structure où l’on soigne de vieilles personnes comme elle, vieilles personnes dont le cerveau serait enténébré, comme étouffé par des toiles d’araignées tenaces et monstrueuses. C’est un service de soins palliatifs, comme on dit, un service de fin de vie.
Ce matin là, Frédéric reçoit un appel téléphonique de Pépita. Elle s’est enfuie, toute amnésique et malade qu’elle est, de son service de soin palliatif, et va prendre le train. Alors Frédéric ne rejoint pas ses copains skinheads pour assouvir sa violence mais part à la recherche de sa grand-mère pour la protéger et la ramener.
Dans la gare en partance pour Madrid, il la retrouve enfin. Ce qu’il faut d’esprit pour une vieille dame à la santé défaillante et à la mémoire fragile pour avoir élaboré ce voyage ! Pépita a tout prévu, la venue de son petit fils, Coco, comme elle appelle Frédéric, et l’argent, les billets. Ensemble ils se protègent des contrôleurs, des flics de tout poils, lui pour ses exactions de violence, elle pour s’être enfuie de l’hôpital. Leur destination est la maison de Pépita, à Jerez de la Frontera, pas loin d’où le Guadalquivir et l’océan Atlantique mêlent leurs eaux. Chemin faisant, Pépita raconte la lutte pour la liberté et contre Franco des révolutionnaires espagnols dont faisait partie son jeune époux, Alejando, mort lorsqu’elle était enceinte. Il fut fusillé avec le poète Fédérico Garcia Lorca, par l’armée franquiste. Elle raconte comment, devant le Guadalquivir aux courants enfouis et indomptés, elle a recherché les traces de son amour, Alejando, et de son ami, Fédérico, toute enceinte et toute en peine qu’elle était.
Presque au but de leur périple, Pépita et Frédéric  rencontrent deux immigrés clandestins marocains, Béchir et sa fille Kenza. Après maints malentendus, Frédéric ouvre son cœur, son intelligence à ce qui lui était différent, étranger. Il canalise sa violence et la maîtrise quand il empêche le viol de Kenza en laissant la vie sauve à l’agresseur. Il refuse de devenir un meurtrier.
à la fin de l’histoire, estampillée Alzheimer et quasi coquille vide, Pépita permet encore à Bachir et Kenza de trouver un travail, et leur confie son argent. A Coco, son petit fils, elle offre le monde délicat de sa tendresse, ses rêves de poésie et de révolution, mettant entre parenthèses l’univers de violence et d’échec social où il s’embourbait. Et bientôt, tel un oiseau léger, elle va enfin prendre son envol, s’échapper.
Guadalquivir est un très beau roman, émouvant, où l’expérience de la vie explose les autoroutes d’asphalte pour ouvrir des pistes buissonnières où on se rencontre soi parce qu’on rencontre l’autre. Le roman offre une lecture vivifiante comme une promenade qui invite à la réflexion, une lecture qui suscite l’étonnement, le désir de suivre des chemins sans balise, des sentiers détournés, et celui surtout… de ne jamais marcher au pas.

Annie Mas

08/10/2017

Savoir apprendre de l’autre, savoir comprendre le monde

Simon Sandrine-Marie, Jean Didier, La Musique de Rose, illustrations d’Elsa Oriol, Utopique, 2017, 32 p. 15€50
Voici, sur la cécité, un album sensible. Le choix du dialogue entre deux amies, l’une aveugle l’autre non, permet au jeune lectorat de s’identifier aux deux et surtout de ressentir les hésitations, les désirs et volontés sous-jacents aux actes, aux gestes, aux paroles. Car les mots sont des actes tout comme les images d’Elsa Oriol, privilégiant les gros plans et plans rapprochés, la matière et la texture du dessin peint ; Mais plus encore, cet album est une ode à la sensation, une propédeutique sensuelle à la représentation. Chacune des deux petites filles a son image du monde, car nos sens impriment en nous des images. Mais ces images sont passées au crible de la société, de la conformité sociale et c’est ce que le dialogue permet de soulever. Les propos en confrontation des deux personnages en viennent à remettre en question l’uniformisation des représentations sociales. Les mots prennent la couleur et la musique des mots d’autrui, ils s’élargissent en compréhension, et l’enfant grandit, s’ouvre, se fait attentif à d’autres jugements sur ce qui l’entoure. Les jeux de mots dont l’album est parsemé (se sentir bouriquandouille, une voix mélodélice, courir àfonberzingue, rester bouche cousuefermée, la voix qui doucenlace, les mots qui rigochatouillent) ne sont-ils pas eux-mêmes des appels à découper nouvellement la chaîne parlée, et ainsi à faire un travail neuf de discernement sur le monde du quotidien dans lequel nous sommes plongés ? Les mots s’entendent autant qu’ils se voient, et on s’approprie le monde différemment selon les sens qui nous gouvernent. Le monde toutefois, au final, est ce que l’ouverture à la confrontation des représentations vient configurer dans l’espace mental de nos pensées, dans l’ouvroir figuré du langage.

Fuentès, Roland, Un Amour sur mesure, illustrations par Alexandra Huard, Nathan, 2017, 32 p. 10€
Une naine trop géante et de ce fait exclue de sa communauté ; un géant trop nain exclu de sa communauté. Un géant trop nain que refoulent les nains ; une naine trop géante dont ne veulent pas les géants…
L’album, d’un ton tendre, parle avec sourire de la différence et de l’in-conformité. Le géant nain et la naine géante se rencontreront et s’aimeront. La vie est un long et lent processus d’adaptation. La rencontre est un événement et le désir son énergie.
Les illustrations pleines de trouvailles d’Alexandra Huard savent accompagner le texte sobre et sensible de Fuentès. Cet album est un petit chef d’œuvre et une leçon philosophique toute simple sur le bonheur.

Murot Mylène, Les Mots d’Enzo, illustrations Carla Cartagena, Utopique, 2017, 32 p. 15€50
Enzo a du mal à acquérir la lecture bien qu’il ne présente aucune déficience sensorielle. Et lorsqu’il écrit, les lettres se déplacent d’elles-mêmes. Il a beau s’épuiser à apprendre ses leçons, le compte n’y est pas lorsqu’il doit les restituer. Les autrices jouent de jeux de mots pour mettre en récit la dyslexie de l’enfant, elles n’élargissent pas leur propos à la difficulté de découper la phrase et son rythme. Outre la souffrance de l’enfant, qui fait ce qu’il peut, l’album montre les relations avec ses parents qui se détériorent et, bien sûr, les difficultés scolaires et ce qu’elles entraînent en termes de relation avec le personnel enseignant et les camarades. Puis, un jour, ses parents l’amènent voir une orthophoniste avec laquelle va se nouer une relation de confiance. La maîtresse elle-même va apporter quelques modifications à la présentation des mots au tableau et Enzo va pouvoir peu à peu revenir dans le jeu des mots, passer du tangage lexical au langage verbal.
Bien sûr, l’album n’aborde pas la difficulté pour l’enseignant à prendre en compte l’élève dyslexique si la classe est très chargée. Il n’aborde pas la question des conditions pédagogiques qui sont la cause tue, bien souvent, qui fixe le désordre chez l’enfant et sont à l’origine de troubles réactionnels comme le refus scolaire etc. Ce n’était pas, bien sûr, le propos de l’album, mais il est dommage que ce dernier en soit resté à un discours recevable par l’institution : c’est en fait la bonne ou la mauvaise volonté de l’enseignant.e qui serait seule en cause…
La commission lisezjeunesse a proposé la lecture de l’album à des élèves dyslexiques et toutes et tous se sont retrouvés parfaitement dans l’histoire et ont conclu ainsi : « oppignon : nous avons pensé que s’était un très bon livre ». Peut-il y avoir meilleure évaluation de l’ouvrage ?

Philippe Geneste

01/10/2017

En picorant dans les séries fleuves destinées à la jeunesse

Des lieux avec des baies, des vitres, des lieux de transparence, où on peut voir et être vu. Les paysages sont urbains, sales et sordides, plutôt sombres. Les ruines sont très présentes. Les clôtures, les barrières ne sont pas nécessairement décrites ; en revanche le sont les barrières intérieures, ce que l’individu ne s’autorise pas ou ce que son histoire familiale lui interdit qui s’imposent.
Les héros et héroïnes, plutôt solitaires, doivent seuls et seules se sortir des griffes d’une destinée tragique. Le dénouement des affres de la vie n’est pas dans la solidarité mais dans la volonté individuelle accompagnée par des dons et aptitudes innés. En fait, dans ces séries, il n’y a pas de monde rêvé. Le monde rêvé est celui de l’absence de conflits, celui de la tranquillité. Pour comprendre cette dominante dans les séries à tendance d’Héroïc fantasy, il faut se tourner vers le monde environnant. En effet, s’il n’y a pas de monde rêvé n’est-ce pas parce que l’avenir de la jeunesse est obstrué ? Alors que la société dit aux jeunes de prendre la parole et que le jeunisme occupe les antennes médiatiques et s’inocule dans les esprits, l’horizon du chômage bouche toute échappée économique. Pour s’insérer, il va falloir écraser le voisin, il va falloir être compétitif. N’est-ce pas la raison d’être de ces séries fleuves reposant sur des rebondissements sans fin liés à des batailles, des bagarres ou des guerres. Face à une quête identitaire sans cesse brisée, l’individu est appelé à chercher en lui les ressources pour assumer sa personnalité. Le collectif, le social étant évincé, les fictions recourent à une dynamique psychologique sommaire, où le bien et le mal s’opposent dans un univers néo-catholique. Le mal est la figure majeure de ces séries, et avec le mal les figures opposées du bon et du méchant.
Annie Mas & Philippe Geneste

Scott Michael, L’Alchimiste. Les Secrets de l’immortel Nicolas Flamel tome 1, traduit de l’anglais par Frédérique Fraisse, éditions Pockett jeunesse, 2007 , 373 p. 1930.
Josh et Sophie Newman sont deux jumeaux de 15 ans qui vivent à San Francisco. Lors d’une attaque dans la librairie où travaille Josh pour gagner un peu d’argent, les jumeaux découvrent que le monde est peuplé de magie. Son patron Nick Fleming, se révèle être Nicolas Flamel, un alchimiste légendaire âgé de six cent quatre-vingts ans. L’assaillant, le docteur John Dee est un humain immortel au service des Ténébreux, êtres très puissants qui veulent reprendre la terre aux humains. Au cours de la bataille, un manuscrit ancien, le Codex, a été volé ou du moins en partie. En effet, Josh a réussi à lui enlever deux pages avant qu’il ne disparaisse.
Quand Le docteur John Dee se rend compte qu’il manque l’évocation finale qui lui permettrait de prendre le pouvoir sur terre, il poursuit Nicolas, Josh et Sophie. Ceux-ci s’enfuient là où ils seront en sécurité. Ils découvrent en chemin que les jumeaux sont très puissants. Là où ils sont, quelqu’un peut éveiller leurs pouvoirs. Malheureusement, Josh n’a pas le temps d’être éveillé car Dee les attaquent à nouveau. Ils se réfugient alors à Ojai, chez la sorcière d’Endor qui apprend la magie de l’air à Sophie et lui transmet des siècles de souvenirs. Une fois de plus, ils sont contraints à s’enfuir. Ils se rendent donc à Paris, la ville natale de Nicolas Flamel…
Dans ce roman, les personnages doivent conquérir une maîtrise d’eux-mêmes pour arriver à leurs buts (retrouver le codex). Les jumeaux changent au cours du roman : c’est donc un roman d’apprentissage. J’ai beaucoup aimé ce livre car il est plein d’action, d’aventures, de suspens, de rebondissements et de magie. Ce qui est bien aussi, c’est que les personnages changent et qu’il n’y a pas les bons d’un côté et les méchants de l’autre.
Rachel Ward-Duchêne

Livingston Ian, Le Sang des zombies, Défis fantastique 23, traduit de l’anglais par C. Degolf, illustrations de Kevin Crossley, Gallimard jeunesse, collection un livre dont vous êtes le héros, 2017 (1ère traduction 2014), 256 p. 7€30 ; Dever Joe, L’œil d’Agarash, Loup solitaire 29, traduit de l’anglais par Sophie Brun, illustrations de Giuseppe Camuncoli, Gallimard jeunesse, collection un livre dont vous êtes le héros, 2017 (1ère traduction 2014), 432 p. 16€50 ; Livingston Ian, Les Sombres cohortes, Défis fantastique 15, traduit de l’anglais par Noël Chassériau, illustrations de Nik Williams, Gallimard jeunesse, collection un livre dont vous êtes le héros, 2017 (1ère traduction 1990), 256 p. 7€30
En 1982, au Royaume Uni, paraît le premier fighting fantasy signé Ian Livingston et Steve Jackson, traduit dès 1983 en français, Le Sorcier de la montagne. Les deux auteurs dirigeaient depuis 1975 la société Games Workshop consacrée à la production de jeux de rôles et de jeux interactifs. Le défi fantastique repose sur une double structure : une structure narrative et une structure ludique. Depuis cette époque, ces spécialistes du jeu vidéo sont allés de succès en succès, avec un certain creux au niveau du format livre que Gallimard jeunesse relance depuis plusieurs années. Le Sang des zombies inaugure dans la collection la présence des zombies absents jusqu’à présents, preuve que les auteurs restent très sensibles à l’évolution des goûts du public. De même, on quitte le monde médiéval de l’Allansia pour se situer dans le monde contemporain, mais dans un château… La réédition simultanée de l’ancien Les Sombres Cohortes, où grouillent Orques, Gobelins dans la forêt des Démons permet de mesurer l’évolution de la réalisation de l’univers fantastique. De son côté, L’œil d’Agarash est une nouveauté. Paraissant en grand format, preuve que le lectorat ciblé n’est pas tant les enfants que les adultes et jeunes adultes, on y retrouve l’identification de la lecture à un jeu avec une carte pour situer les actions. La conception du héros est classique, comme toujours : le lecteur s’identifie au héros imaginaire aux pouvoirs surnaturels. Le Graal, ici, c’est l’œil qu’il s’agit de trouver et de mettre en sûreté….

Philippe Geneste