Calvino Italo, Le
Baron perché, traduit de l’italien
par Juliette Bertrand, revue par Mario Fusco, notes et carnet de lecture par
Nathalie Rivière, Gallimard jeunesse collection folio junior, 2016, 373 p.
8€20
« Il se passait avec le
personnage quelque chose d’insolite :
je le prenais au sérieux, je m’identifiais à
lui »
Italo Calvino
Après une épopée, où l’intérêt
pécuniaire de l’agent et des ayant droits a fait s’absenter des librairies les
œuvres de Calvino, jusque là traduites au Seuil, Gallimard en est devenu
l’éditeur (1). Voulant mettre rapidement sur le marché une œuvre majeure de
l’auteur italien, l’édition en folio
junior reprend telle quelle la traduction des éditions du Seuil. Le Baron
perché appartient à une trilogie, Nos ancêtres comprenant : Le
Vicomte suspendu (1952), Le Baron perché (1957), Le
Chevalier inexistant (1959), où s’expriment, le mieux, les dons de
fabuliste et la verve de conteur de Calvino (1923-1985), entre réalisme et
fantastique ou plutôt merveilleux.
Le héros du roman vit perché dans
un arbre et ce à partir de la révolution française jusqu’à la Restauration … La
situation grotesque rend illusoire tout crédit apporté à l’histoire. Ce qui
compte, ce sont les pensées intérieures, les allers et retours entre le dit et
l’à dire, les reprises, les détours de ce par quoi s’opèrent des décisions de
vie. L’écriture de Calvino est fondamentalement mobile comme le disait son éditeur au Seuil, François Wahl. La
biographie de Côme Laverse du Rondeau est racontée par son frère. Ce narrateur
a donc vécu les faits. Il écrit : « Ce que je vais raconter, comme bien d’autres parties de ce récit, m’a
été rapporté par Côme lui-même, plus tard, ou bien je l’ai tiré moi-même de
témoignages dispersés et d’inductions personnelles » (p.29).
Situé entre 1767 (date où Côme
Laverse du Rondeau décide de ne plus vivre que dans les arbres) et 1815 (soit,
approximativement, peu après la mort du héros), le roman est une exploration
des lumières italiennes et en même temps un récit historique : avec la
proclamation de la république ligurienne à Gêne en 1797, la soumission de
l’Italie à Napoléon 1er, l’occupation du royaume de Naples
(1806/1808)…
Plus que roman historique, Le
Baron perché est une réflexion sur l’exil et son corollaire, la
révolte. L’arbre représente l’éloignement géographique et en même temps, une
vie recommencée au plus près de la nature. Côme se fait presque oiseau,
accentuant ainsi la distance avec la société humaine vue de loin, de haut, donc
vue aussi d’un œil véritablement objectif. Même si toutes les histoires,
« de vraies qu’elles étaient,
devenaient imaginaires », ce que le personnage raconte est un juste
pont étroit entre le réel et la représentation objective recherchée pour le
maîtriser… Et ce à l’image de l’univers arboricole du roman : « Le monde désormais s’était transformé :
il était fait de ponts étroits et incurvés tendus dans le vide, d’écorces où
nœuds, écailles et rides semaient leurs rugosités ; il baignait dans une
lumière verte qui changeait avec l’épaisseur et la consistance du rideau de
feuilles ».
Ainsi, par la poésie, Calvino
renoue-t-il avec le conte philosophique voltairien, et ce n’est pas un hasard
si Voltaire est convoqué dans l’histoire elle-même de la fiction.
Philippe Geneste
(1) Voir l’excellent article
de Nathaniel Herzberg, « Tempête
autour de Calvino », Le Monde 12 janvier 2013
*
Fournier, Alain, Le
Grand Meaulnes, notes et carnet
de lecture par Jean-Noël Leblanc, Gallimard, collection folio junior, 2016,
333 p. 4€60
On le sait,
le réalisme merveilleux est une marque de la crise du roman du tournant du XIXème
au XXème siècle. Le récit tend à s’effacer au profit de la poésie,
de l’étude psychologique ou de l’autobiographie qui viennent tarauder le
réalisme dans le patron duquel est dépeint l’univers provincial de la campagne
et de la vie du village solognot. Dans le style d’Alain Fournier, de son vrai
nom Henri-Alban Fournier (1886-1914), on sent l’influence de Margueritte
Audoux. Il déborde cette influence en y apportant une liaison nouvelle entre
rêve et réalisme, entre féerie des aventures des personnages et précision des
décors, entre besoin d’irréel et description rigoureuse des réalités
psychologiques des adolescents. .
Le propre
des chefs d’œuvre est peut-être de ne pouvoir pas être réduit à un commentaire
biographique. Dépassés ici les élans mystiques de Fournier, dépassées les
explications psychologiques par la vie sentimentale de l’auteur, dépassé le
conformisme idéologique d’Henri Fournier : le style, l’univers créé sont
une même offrande au lecteur, offrande renouvelée à chaque nouvelle lecture,
offrande pour aller puiser, dans un voyage intérieur, les ressources de sa
propre vie face au monde environnant. Que le roman soit paru en pleine crise du
roman lui confère une fonction d’illustration des tensions entre vie réelle et
onirisme, entre aventure objective et rêve intérieur de vie. Le Grand
Meaulnes y répond par un équilibre fragile bien que
permanent, où les repères temporels se brouillent autant que les personnages
s’égarent dans leurs cheminements respectifs.
N’est-ce pas
à cette jointure des opposés, à ce carrefour des contradictoires traitements de
l’intrigue, que se trouve, justement, un point d’intemporalité du roman,
c’est-à-dire cet espace où l’intériorité reconstructrice de la vie et
l’extériorité contraignante du parcours personnel trouvent un havre de
paix : éphéméréité d’une construction du réel et pourtant profondément
irréelle ? Nous avons parlé d’intemporalité, mais peut-être devrions-nous
évoquer une transfiguration de la vie, nécessaire à la vie même.
Philippe Geneste